Toute les questions qui se posent en fin de vie à ceux qui sont appelés à « être là » -professionnels de santé, proches, bénévoles, …- peuvent se résumer à une seule : que dire ? Ou même seulement comment être ?
En effet il ne s’agit pas tant de « faire » ni même, d’abord de « dire ». Il faut tout simplement être là. C’est d’ailleurs sous cette appellation qu’ont choisi de se définir les structures fédérées sous l’égide de la SFAP, Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs.
Un constat s’impose d’emblée : il sera toujours impossible, et en dépit de la plus grande empathie, de prendre la place de celui qui aborde cette étape qui ouvre ce qu’il est convenu d’appeler « le grand passage », qu’il reste toujours aujourd’hui difficile d’appeler par son nom, la mort. Les discours très empathiques du style « je partage ce que tu souffres » tombent mal : en effet est-on conscient que la douleur ne se partage pas malgré toute l’empathie dont on voudrait faire preuve ?
Toutes les certitudes, toutes les assurances sur lesquelles on pouvait s’appuyer s’effondrent quand la vie ne se conjugue plus au futur mais qu’elle est déjà entrée dans l’histoire.
C’est le moment d’affronter la grande solitude, la seule et définitive solitude de celui qui s’en va et devant qui s’ouvre la porte qu’il ne fermera pas lui-même.
Il ne faut pas cacher ni se cacher l’hypothèse toujours possible de l’ultime angoisse. Elle est en embuscade sur le pas de la porte mais il reste encore une possibilité pour les proches de se tenir là pour prendre la main, pour accompagner car tout se résume dans ce seul mot mais qui pose une question essentielle : « comment bien accompagner ? ».
Celui qui est sur le départ sera peut-être disposé à parler de sa mort, alors pourquoi sans fausse prudence, sans esquive maladroite, ne pas saisir la perche tendue : il faut apprendre à prononcer le mot, entreprendre ce pas de deux que pourrait devenir le dialogue autour de la mort. On sait combien il est faux de faire semblant, de donner un espoir qui n’a plus de sens sans pour autant renoncer au sens le plus profond du mot espoir qui peut-être se convertira et nous convertira, c’est-à-dire nous tournera vers, en devenant une authentique espérance qui est aussi une vertu et pas seulement un état d’âme, une attente.
La mort
La langue française est riche de mots dont la signification s’articule comme un galaxie autour du mot mais le seul qui convient vraiment est celui de la vérité, de la sincérité : la mort. Nous allons tous vers ce moment que nous voyons toujours dans un avenir lointain, imprévisible et que quand tout va bien nous préférons tenir à distance. Alors brisons définitivement le tabou et acceptons de le dire : nous allons mourir et bien évidemment quand elle est là, non comme une ennemie ni comme une amie mais comme une compagne qui était déjà à nos côtés dès le premier instant, dès le premier cri : il faut apprendre à dire nous sommes mortels.
Et puisque nous pouvons accepter qu’elle nous tende la main, essayons de la prendre, sans la refuser parce qu’elle est aussi l’occasion de parler de sujets importants, de ce qu’a été notre vie, … sans s’arrêter à compter les jours, les mois les années…
Pour commencer, celui qui accompagne doit abandonner toute attitude qui, au fond, l’éloigne précisément de l’accompagnement : la plainte morbide qui exprime un désespoir tourné vers soi parce qu’on va, c’est indéniable, perdre un être qui nous est cher. Il faut sortir de l’orbite qui déplace le centre de gravité vers soi en même temps qu’il nous éloigne déjà, avant l’heure, de l’autre, de celui qui va partir, que nous abandonnons à sa solitude. Quand le moment s’approche il n’est pas question de laisser monter en première ligne nos propres sentiments, légitimes mais qui risquent de défaire prématurément un lien qui est toujours actuel. C’est l’instant de l’amour, de la tendresse, de la sérénité, de la paix intérieure, ce dont celui qui va partir a le plus besoin.
Le malade en fin de vie est d’abord un malade et la fin de vie un accident de la maladie, même s’il a quelque chose de révoltant. Il ne faut pas s’étonner qu’elle déstabilise et qu’on reste sans voix et surtout sans la voix qui apporte le réconfort.
Pourquoi ne pas donner au malade l’opportunité de parler de lui, de ce qui l’habite, en restant simplement présent pour écouter. A cette heure il se produit souvent, même si cela ne jaillit pas comme une source, le besoin de parler, d’exprimer peut-être des choses qu’il avait jusque-là laissées dans l’ombre et que la perspective de partir sans laisser de mémoire, lui suggère de dire, de confier. Alors laissons du temps au malade pour parler et surtout parler de lui-même s’il le souhaite. Il est plus important d’écouter que d’inonder la fin de vie sous un flot de paroles qui masquent la vérité d’une vie qui s’éteint. On pense à Job, seul sur son tas de souffrances dont les amis se tenaient là en silence.
De toutes les maladresses qui peuvent encombrer ce moment essentiel de la vie, la plus grande est peut-être de ne pas permettre à celui qui va nous quitter de s’exprimer, même si toute l’expression peut parfois se réduire à un long silence. Mais il est des silences plus éloquents que les plus beaux discours.
Les derniers instants peuvent aussi être l’occasion de confidences qu’il faut voir comme une porte toujours ouverte vers l’avenir : les ultimes confidences que le malade voudrait laisser comme un testament non écrit mais qui le projette déjà dans cet au-delà qu’il ne connaît pas mais qu’il peut préparer dans son cœur. Il ne faut pas briser le lien qui subsistera toujours et qui n’est pas rompu par la mort : le lien qui nous unit, même si nous ne savons pas bien comment, et qui ne sera jamais brisé même par la mort, le lien spirituel. C’est une occasion unique de faire tomber à cet instant essentiel le mur du matérialisme dressé par ceux qui ne voient la « bonne mort » que la mort volontairement donnée. Si des paroles peuvent se révéler justes elles seront celles qui inviteront le malade à regarder sa vie sans regret stérile mais plutôt avec le sentiment qu’il peut encore réparer des accrocs qui ont laissé chez les autres des plaies qu’il peut à ce moment-là fermer. Il ne faut ni contraindre en faisant pression, ni empêcher de s’exprimer celui qui éprouve le besoin de parler en toute sincérité. Les derniers moments sont une étape qui mérite plus que jamais son expression « la fin de la vie ».
Une fois que celui qui est sur le départ a accepté qu’il va partir, quand le silence est rompu, il faut toujours laisser ouvert le champ libre pour un échange de cœur à cœur qui pourra permettre d’ouvrir la voie à la parole sur des sujets fondamentaux autour desquels s’est construite la vie et en particulier la famille, les proches, ceux que l’on a entourés de son amour ou, le cas échéant, envers lesquels a été entretenu un manque que l’on souhaiterait combler avant qu’il ne soit trop tard. Il n’est pas rare que la souffrance de celui qui va partir soit motivée pas la douleur qu’il ressent de la souffrance qu’il va, involontairement, imposer à ceux qu’il aime sans avoir eu le temps de se réconcilier. La réconciliation, le désir d’union ou de ré-union à distance des brisures du passé prend souvent dans les derniers instants une force qu’il faut savoir soutenir et accompagner. Ce qui peut ajouter à la souffrance c’est l’impossibilité d’effacer les traces d’un passé parfois douloureux, de conflits non éteints. Sans penser qu’il sera possible de tout effacer, au moins le pardon accordé pourra-t-il permettre d’accéder à une fin de vie plus sereine. On peut demander au malade s’il souhaite s’adresser, par notre intermédiaire à ceux qu’il aurait pu faire souffrir, sans entretenir la culpabilisation.
Il peut être utile de réveiller le souvenir de moments heureux passés en famille, entre amis, d’actions positives, de réalisations qui ont apporté du bonheur à autrui, un ultime moment de contemplation devant ce que celui qui va partir a construit et qu’il laissera en héritage.
Si la personne est ouverte à la dimension spirituelle de son existence et en respectant ses convictions, il sera possible de parler du sens de la vie. Il suffit d’ouvrir cette porte, de l’aider à l’ouvrir, sans contrainte. Il n’est pas nécessaire de recourir aux discours classiques sur la valeur de la souffrance. Si certaines expressions sont bien connues comme la valeur rédemptrice de la souffrance, il vaut mieux les laisser dans les pages que tant de grands prédicateurs nous ont laissées. Cette belle littérature n’est pas écrite pour le malade en fin de vie, pour l’accompagnement au lit du malade.
Le cardinal Veuillot en fin de vie nous a laissé son témoignage : « Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même j’en ai parlé avec chaleur. Dites aux prêtres de n’en rien dire ; nous ignorons ce qu’elle est, et j’en ai pleuré. »
Si le malade en fin de vie ouvre la porte de son intimité spirituelle qu’il suffise d’évoquer le grand silence qui s’est étendu sur le Golgotha après que Jésus s’est adressé à sa mère et à saint Jean « Voici ton fils… Voici ta mère »… juste avant de lancer sa dernière parole : « Consummatum est ! ».
Une lecture, une musique que la personne aime pourront adoucir les moments qui vont l’emporter dans l’au-delà qu’il ne connaît pas mais qu’il pressent, sans laisser du temps à l’installation de pensées pessimistes et moins encore d’anéantissement devant cet inconnu qu’il n’est pas pertinent de représenter comme un vide absolu.
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