Mater dolorosa – Musée des Beaux Arts de Strasbourg

El Greco ou Le Greco, de son vrai nom Domínikos Theotokópoulos, naît en 1541 en Crète. Il s’est probablement formé en peinture byzantine et donc en icônes dans sa ville natale. Au milieu des années 1560, il quitte la Crète, alors sous administration de la République de Venise, pour l’Italie. Il se rend d’abord à Venise où il travaille dans l’atelier du Titien puis il part pour Rome en 1570 où il se met au service du cardinal Farnèse.

C’est en 1576 qu’El Greco part pour l’Espagne où de grands projets artistiques sont engagés par Philippe II. Il s’arrête à Tolède et devient vite très apprécié, les commandes affluent. C’est pour l’Eglise San Tomé de Tolède qu’il réalise ainsi ce qui est considéré comme son chef d’œuvre, « L’enterrement du comte d’Orgaz ». Il peint essentiellement des sujets religieux et des portraits pour l’aristocratie et l’élite du clergé. Son style lui est très personnel, un mélange d’art byzantin et de maniérisme italien, des aplats de couleur qui s’approchent à la fin d’un certain expressionnisme. Il meurt à Tolède en 1614.
https://youtu.be/xaHraGVygBE
https://www.franceculture.fr/…/le-greco-14-la-ligne-de-joie…
https://www.franceculture.fr/…/le-greco-va-au-dela-de-la-ma…

The Virgin Mary in Prayer – 1518
Albrecht Dürer (1471 – 1528)
Oil on linden panel – Staatliche Museen, Berlin


Albrecht Dürer : Le visionnaire mélancolique

(cf. Isabelle Grégor – Source https://www.herodote.net/Le_visionnaire_melancolique-synthese-2354.php

« Ici je suis un seigneur, là-bas un parasite ». Cette constatation cruelle que fait l’Allemand Dürer à son retour d’Italie montre bien le caractère ambivalent de celui qui fut un des fers de lance de la Renaissance artistique et intellectuelle : il était en effet à la fois sûr de son génie et angoissé de ne pas être à la hauteur, de ne pas pouvoir atteindre la perfection tant espérée.
Faisons mieux connaissance avec ce génie visionnaire dont le grand humaniste Érasme semblait avoir pressenti l’immortalité lorsqu’il déclara : « Un artiste comme lui serait digne de ne jamais mourir ».
L’incarnation de la Renaissance allemande
Albrecht Dürer a-t-il eu conscience de naître au bon moment ? Il va en effet vivre les derniers feux du Moyen Âge dont on retrouve la flamboyance gothique dans le chaos apparent de certaines de ses gravures, surchargées et violentes. Les planches foisonnantes de son Apocalypse, gravées pendant les dernières années du XVe siècle, reflètent ainsi les inquiétudes d’une époque pénétrée de l’angoisse millénariste de la fin des temps. Mais Dürer sut aussi se mettre à l’écoute des prémices de la Renaissance dont il devint un des plus dignes représentants : graveur, peintre, mathématicien, passionné d’anatomie et théoricien de l’Art, il a réussi à intégrer le vaste réseau d’éminents savants et intellectuels européens qui travaillèrent à donner naissance à ce nouveau courant de pensée. Il s’y fit d’ailleurs sans aucun doute apprécier, si l’on en croit les témoignages de tristesse qui se multiplièrent dans les correspondances à l’annonce de la mort de celui qu’on appelait l’Apelle allemand ».
[Appelle, peintre du IVe siècle av. J.-C. Célèbre pour son interpellation d’un cordonnier qui, regardant une de ses oeuvres, s’est pris à critiquer la manière dont il avait peint une sandale : « Ne ultra crepidam ».]
Même s’il n’eut pas lui-même à proprement parler d’éducation classique, il parvint à force de curiosité à acquérir une culture suffisante pour se mettre à la hauteur de ses contemporains érudits. Les voyages, lectures et expériences diverses qu’il multiplie montrent également sa soif de découverte et de savoir. Il ne cesse de s’intéresser au monde qui l’entoure, que ce soit les peuples lointains, les animaux familiers ou exotiques, les plantes, même les insectes. Il va également à la fin de sa vie se consacrer à la rédaction d’ambitieux ouvrages théoriques pour poursuivre ses réflexions et partager ses connaissances, convaincu à la fois d’être un grand artiste et de rester un amateur dans la poursuite de la perfection.

Quentin Massys (ou Metsys) – La Vierge à l’Enfant

Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Quentin Metsys (né en 1466 à Anvers ou à Louvain, mort en 1530 à Anvers le 14 septembre) est un peintre de la renaissance flamande, l’un des pionniers de l’école d’Anvers. Son prénom et son nom sont orthographiés de plusieurs manières : Quinten ou Kwinten, Massys, Metsys ou encore Matsijs.

Né de Joost Massys, un forgeron, et de Katharina van Kinckem, il suit une formation de forgeron avant de se tourner vers la peinture. En 1517, par l’intermédiaire de Pierre Gilles, il fait la connaissance d’Erasme de Rotterdam et de Thomas More qui le tenaient pour un artiste de premier plan. Il est également admis que Dürer lui rendit visite pendant son séjour à Anvers en 1520-15212, et il qu’il entretenait des liens avec les peintres allemands dont Holbein et Lucas de Leyde. Il fut ainsi un artiste célèbre et prisé qui a jouit d’une belle aisance matérielle.

Ses tableaux se partagent entre œuvres religieuses, œuvres moralisatrices et portraits. Dans sa peinture religieuse, Metsys voue une attention particulière à l’expression des personnages qui va parfois jusqu’à la caricature, et il joue sur les oppositions. Il accentue la mélancolie des saints et la tendresse de la Vierge vis-à-vis de son enfant.

Source : https://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/metsys/metsys.htm

Arcabas – Les pèlerins d’Emmaüs – https://musees.isere.fr/page/musee-arcabas-en-chartreuse-collections

Suite d’un commentaire à un avis sur le livre du cardinal Sarah : …/… Soyez remerciée pour votre longue réponse.

Je vous envie de pouvoir lire autant et de livrer avec beaucoup de densité le fruit de vos lectures.

Je ne doutais pas que vous ayez lu dans son intégralité le livre du cardinal Sarah répondant aux questions de Nicolas Diat.

Je reviens sur le livre et nos impressions respectives.

J’ai moi aussi lu les deux premiers volets de la « trilogie », « Dieu ou rien » et « La Force du silence ». Je lis actuellement « Le soir approche et déjà le jour baisse …». Comme à mon habitude je lis toujours en prenant des notes, ce qui prend du temps.

Je partage mais d’une certaine façon seulement votre sentiment global sur ce dernier livre. Le titre est révélateur. Comme vous le savez ce sont les mots des pèlerins d’Emmaüs alors même que leur « compagnon de voyage » s’apprête à les quitter. « Le soir approche et déjà le jour baisse…[1] ». Les disciples l’invitent à rester avec eux.

Et c’est la rencontre avec Jésus ressuscité qui change les sombres perspectives qu’ils ont sur l’avenir.

Le titre nous dit beaucoup sur ce que le cardinal Sarah veut transmettre. La couverture est, elle-aussi, pleine de sens. Dans l’avant-propos qui introduit le livre il se confie : « Dans peu de temps, je paraîtrai devant le Juge éternel ». Il poursuit son chemin et semble déjà tourner le dos au monde.

Il ne cache pas dans son avant-propos qu’il est conscient de la fermeté de son langage qui pourra choquer, voire qui ne sera pas reçu. Mais il commence par un avertissement que nous devons entendre : « Je ne peux plus me taire. Je ne dois plus me taire ».

L’histoire du cardinal Sarah, comme celle d’un certain nombre de témoins, est emblématique parce que ces personnes ont vécu des drames dont certains peuvent bien être qualifiés de tragédies.

Je ne parlerai pas de Jean Paul II.

J’ai terminé il y a peu un livre qui m’a passionné à double titre. C’est la biographie du cardinal François Xavier Nguyên Van Thuân écrite par Anne Bernet. Le Viêt Nam, que j’aime aussi appeler l’Indochine, non par nostalgie mais parce que ce pays qui a beaucoup souffert au XX° siècle, a une histoire tellement liée à la France. Je passe sur les erreurs tragiques aux causes multiples, qui ont abouti au désastre de Ðiện Biên Phủ et je garde l’épopée des missionnaires, des médecins, de tant de ceux qui sont partis là-bas avec la conscience d’œuvrer pour la civilisation. Nous oublions peut-être un peu trop, en Occident, que la civilisation n’est pas née chez nous. L’histoire est plus universelle et il y a civilisation là où vivent des hommes.

Vous dites que dans son livre, le cardinal Sarah fait peu de place à l’espérance. Je ne le pense pas. L’espérance n’ouvre pas un chemin dégagé, libéré de tous les obstacles. C’est un chemin qu’il faut aussi construire. Il est vrai que le constat est dur. Mais un constat se fonde sur la réalité des faits et « les faits sont têtus[2] ».

Comment voir l’espérance ? Si elle consiste simplement à attendre que les choses passent parce que l’évolution naturelle est la caducité du passé emporté par le changement, alors on ne vit pas d’espérance, on se contente de laisser le temps passer. « Panta rhéi[3]. »

Le cardinal Sarah et le cardinal Nguyên Van Thuân ont tous les deux parcouru un trajet historiquement lourdement chargé.

François Xavier Nguyên Van Thuân a passé 13 ans de sa vie en captivité, de prison en isolement, sous le régime communiste vietnamien à partir du mois de juillet 1975.

Le cardinal Sarah a vécu sous la dictature de Sékou Touré.

On peut dire ce qu’on veut, qu’ils sont trop marqués par ce qu’ils ont connu … pendant que l’Occident changeait, évoluait, transformait la société. … On ira jusqu’à dire qu’ils sont des hommes du passé… qu’ils sont dépassés !

Je ne sais pas -et je ne vous le demande pas- quel est votre lien personnel avec l’Église. Il est a priori bienveillant. Mais j’insiste sur un point que je partage : le diagnostic du cardinal Sarah est juste. Il est sombre … mais, sans tomber dans la désespérance, il ne sert à rien de vouloir le repeindre en vert ou en rose !

Et le faire ce serait accepter l’inacceptable, affirmer qu’on respecte mieux la liberté en tolérant n’importe quelle pratique concernant les fondamentaux qui touchent à la vie et qu’assume pleinement la doctrine catholique … si on admet, sans condescendance, que la doctrine n’est pas un carcan mais l’architecture de l’Église qui lui permet de subsister après 2000 ans dans la fidélité à Jésus-Christ et au message qu’il nous a transmis dans les quatre Évangiles. Vous relevez à juste titre un « détail » … [je mets des « » parce que pour moi ce n’est pas simplement du détail] : l’attachement du cardinal à (l’orient)ation. Il faut lui donner son sens authentique. La liturgie n’est pas un catalogue froid et rigide de rituels, de gestes, de pratiques !

Pour m’expliquer, permettez-moi de prendre un exemple peut-être un peu caricatural mais seulement au sens de l’image : le signe de la Croix qui est le plus emblématique du chrétien. Combien de fois un chrétien le fait-il ? Sans doute trop souvent machinalement. Pendant les persécutions des chrétiens -je pense au Japon, au film « Silence » et au roman de Shûzaku Endô … [cf. https://www.calamus-scriptorius.org/silence-le-livre-et-le-film/], les persécuteurs exigeaient des chrétiens qu’ils piétinent la Croix. Ils avaient bien compris que l’important n’était pas simplement le signe mais ce qu’il révélait, sa signification profonde. Et c’est d’ailleurs la question qui reste posée dans le roman [et dans le film] à propos de père Rodrigues.

Je reviens à mon sujet. Le cardinal Sarah est sombre mais il est vain de vouloir cacher les ombres pour ne voir que la lumière. Une ombre n’a d’existence que parce que la lumière se projette sur les objets. Les ombres que dénonce le cardinal Sarah ne relèvent pas d’un pessimisme qui empêcherait de voir la lumière.

Je suis médecin et ma spécialité me conduit vers les maladies les plus graves. Si je ne regarde que le diagnostic que je pose il y a de quoi désespérer. Mais alors, exercer la médecine serait le pire de tous les métiers si on ne voyait que la maladie. Le cardinal Sarah a dressé un diagnostic et il était nécessaire de le porter. D’ailleurs il n’est pas le seul à le dresser. Mais c’est le premier temps et le temps nécessaire pour passer au suivant : prendre les mesures.

Si l’on se contente d’un regard fuyant, qui évite ce qui fait mal, il sera impossible d’avancer. Il n’est pas question de revenir en arrière. Reproche que trop souvent on adresse à l’Église que l’on qualifie de rétrograde. Le temps de l’Église n’est pas le temps des événements et moins encore celui des médias. Il faut laisser « du temps au temps ».

Vous dites que le livre est « sans concession pour l’Occident ». Il est vrai que le cardinal Sarah n’est pas un occidental par ses origines mais sa culture l’est profondément. Et j’oserais ajouter que sa propre culture lui permet d’avoir un regard plus juste même si plus distancié. Permettez-moi de revenir sur ce que je disais plus haut à propos de la référence à l’Occident. Ne faudrait-il pas, sans faire un tri artificiel a posteriori, avouer que l’Occident porte de lourdes responsabilités dans l’évolution du monde tel qu’il est. Et d’ailleurs, suis-je vraiment autorisé à dire « l’Occident » ? Ne devrait-on pas plutôt dire ce que nous avons fait de l’Occident.

J’ai fait référence à ces deux cardinaux, l’un africain, l’autre asiatique. Ils ont tous deux reçu et accepté l’empreinte occidentale dans leur esprit, dans leur cœur. Cependant sans rien renier de leurs origines. Mais nous, qu’avons-nous accepté de l’Afrique, de l’Asie … et de tant d’autres cultures ? Nous fonctionnons souvent comme ceux qui donnent … – et encore faudrait-il approfondir cet notion du don – mais que donnons-nous et comment donnons-nous ? En revanche nous n’acceptons de donner souvent qu’à la condition de ne rien perdre parce que, n’est-il pas vrai que nous avons trop la conviction que nous sommes supérieurs ?

Une analyse objective du texte du cardinal Sarah ne démontre-t-elle pas que l’Occident a exporté la civilisation mais aussi les déchets de la civilisation. Et c’est cet héritage dégradé que dénonce le cardinal Sarah. Comme d’ailleurs le faisait le cardinal Van Thuân.

Vous écrivez : « Peut-être que de temps en temps, j’aimerais lire que nous habitons un pays merveilleux et que nous devrions nous réjouir, peut-être que je finis par me dire que notre époque au fond n’est pas pire que les précédentes à bien s’y pencher. »

Pour ma part je lis « Le soir approche et déjà le jour baisse … » non pas comme les thrènes prophétiques d’un monde qui va mourir. Ma conviction est qu’il est salutaire d’entendre, même si cela fait mal, ce long réquisitoire non comme une condamnation mais comme un vibrant appel à réagir. Allons-nous sauver le monde qui, quoiqu’on en pense, porte la responsabilité de sa décadence dans l’abandon des valeurs qui lui ont donné ses lettres de noblesse… Mais quelles sont-elles ? Les reconnaît-il encore ?

Le cardinal Sarah cite le magnifique discours d’Albert Camus à Stockholm à la réception du prix Nobel de Littérature en 1957. Il répond à une question sur la théorie du genre. Il rappelle les moyens financiers considérables qui ont été investis pour diffuser cette idéologie dans le monde entier. Il s’adresse à ceux qui « aux yeux des hommes sont sans pouvoir et sans influence ». Il leur dit : « Votre mission est grande », et il poursuit avec les mots d’Albert Camus. « Elle consiste à empêcher que le monde se défasse, …/… à restaurer un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. … Les grandes idées viennent dans le monde sur des pattes de colombe. Peut-être alors, si nous prêtions l’oreille, entendrions-nous, au milieu du vacarme des empires et des nations, comme un faible bruit d’ailes, le doux remue-ménage de la vie et de l’espoir. … Je crois que cet espoir est suscité, ranimé, entretenu, par des millions de solitaires… pour faire resplendir fugitivement la vérité toujours menacée que chacun, sur ses souffrances et sur ses joies, élève pour tous. »

… Il ne reste rien d’autre à dire après ces paroles. Il faut se taire, méditer et espérer.

[1] Luc 24, 29

[2] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/vil19171017.htm

[3] « Πάντα ῥεῖ » Héraclite d’Éphèse.

L’Everest vu du camp de base

Le titre original invite à mettre l’accent sur l’atmosphère de cette épopée : le silence. A la lecture il est aisé de comprendre l’importance de ce climat de silence qui impose le plus grand respect. Silence qui est comme la trame des actes héroïques en filigrane des deux circonstances, la Grande Guerre et la « saga » himalayenne, étroitement intriquées dans l’action qui se déroule tout au long des 459 pages de cet impressionnant récit dont le point culminant n’est hélas pas le sommet de l’Everest (8848 mètres) mais de minuscules « points noirs » …

Il vaut la peine de citer ces quelques lignes de la page 436.

« A 12h50, j’ai vu M[1]. & I[2]. sur l’arête, approcher de la base de la pyramide finale. Il y a eu une soudaine éclaircie, et toute l’arête sommitale et le pic final de l’Everest sont apparus. Mes yeux se sont fixés sur un petit point noir qui se profilait sur une petite crête de neige sous un ressaut rocheux de l’arête ; le petit point noir bougeait. Un autre point noir est devenu visible et est monté dans la neige rejoindre l’autre sur la crête[3]. »

Ces quelques lignes ne déflorent pas le suspens qui est aussi un ressort du récit qui se lit comme une enquête, presque un thriller, du début à la fin. Qui ignore aujourd’hui que Mallory a écrit à l’Everest les premières pages d’une aventure qui mérite d’être considérée comme une des plus glorieuses de l’alpinisme mais pas seulement.

Le silence…

Il faut insister sur cet apparent paradoxe : silence sur l’implication de l’armée anglaise et qui couvre aussi la mémoire des milliers de soldats anglais emportés dans la tourmente de la Grande Guerre en face du bruit de l’histoire et silence des trois expéditions face au bruit médiatique contemporain qui entoure souvent les expéditions dans l’Himalaya. Wade Davis a encordé son récit de l’épopée himalayenne à celle de la guerre de 14-18 qu’il tient comme l’un des ressorts principaux de l’incroyable volonté des hommes qui ont voulu conquérir le plus haut sommet de la planète.

Et il érige, presque un siècle plus tard, cette « improbable cordée » en une aventure indépassable, à la limite surhumaine, celle de l’héroïsme qui a conduit en 1921, en 1922 et en 1924 des alpinistes anglais, des scientifiques géographes, botanistes, naturalistes, des médecins, des photographes,… à explorer cette région de l’Himalaya encore inconnue, en tout cas dans ses plus hautes altitudes et aussi dans son cadre géopolitique et dans sa population.

Il serait possible de limiter un avis personnel à la lecture de ce livre à quelques considérations banales mais, qu’il me soit permis de refuser cette banalité qui ne rendrait pas justice à la qualité de l’écriture tant par le style que par la richesse des informations.

Et pour ne pas tomber dans l’auto-satisfecit je recommanderais à celui qui lira cette introduction de se précipiter pour lire l’original dont cette recension n’est qu’un pâle reflet.

Il faut remercier Les Belles Lettres d’avoir inscrit Les soldats de l’Everest à son catalogue.

On voudra bien m’excuser par avance pour la longueur de cet avis.

Il ne s’agit pas non plus, dans mon esprit, de donner cet avis personnel assorti d’une qualification mais de livrer, en suivant le fil des 13 chapitres, de l’épilogue et de la bibliographie annotée, quelques remarques, peut-être parfois un peu longues, sur les points qui m’ont semblé les plus marquants.

Et… s’il fallait donner une note elle serait à l’image de l’Himalaya : le plus haut sommet.

Première remarque sur le titre

Mallory ? Pourquoi lui seul dans le titre ? Sans doute est-il le seul qui participe aux trois premières expéditions, disparaissant à la troisième qui en est la triste conclusion. Sans doute est-il, mutatis mutandis, un des meilleurs alpinistes de son époque. Le serait-il aussi aujourd’hui avec les moyens d’aujourd’hui ? La question n’a pas de réponse et d’ailleurs a-t-elle un sens ?

Autour de lui et avec lui, ils sont nombreux ceux qui ont bâti la légende de l’Everest. Légende ? Au sens d’une aventure qui restera gravée dans tous les esprits qui s’intéressent à l’histoire de la conquête des montagnes sur les cinq continents.

Mais je répondrais, comme Mallory lui-même quand, au cours des tournées de conférences qu’il a faites après la deuxième expédition de 1922, il lançait à un de ses interlocuteurs : « Mais pourquoi l’Everest ? » … « Because it’s there. »… « Parce qu’il est là ! »

Mallory ? Parce qu’il était là,« the right man in the right place ». Mallory a été l’âme de cette aventure qui a su fédérer autour d’un projet commun des personnalités diverses au caractère bien trempé. Une âme, c’est ce qui donne la vie à un projet fou.

Comme l’indique le titre « Les soldats de l’Everest – La Grande-Guerre et la conquête de l’Himalaya », il existe, pour Wade Davis un lien consubstantiel entre la première guerre mondiale et l’entreprise himalayenne fondée sur quelques intrépides aventuriers anglais. Le premier chapitre, avec des flash-back au cours des chapitres suivants, positionne les premières lignes de la bataille pour la conquête de l’Everest sur le front de la Grande-Guerre dans le nord de la France. Des milliers de soldats anglais conduits par leurs officiers ont affronté avec un courage hors du commun, les champs de bataille du conflit et ont donné leur vie dans un combat parfois surréaliste. Je laisse à Wade Davis l’entière responsabilité de son interprétation … mais elle n’est sûrement pas dénuée de tout fondement !

Davis reviendra souvent sur ce lien au fil du récit dans lequel il tracera la biographie des protagonistes. Ce sera pour lui l’occasion de donner d’intéressantes précisions très documentées tirées des archives qu’il a consultées et dont il donne avec une précision chirurgicale les références dans un chapitre « Bibliographie annotée », d’une érudition remarquable. Précision « chirurgicale » est bien le qualificatif qui convient car les descriptions de ce qu’il est convenu d’appeler « les horreurs de la guerre » sont parfois insoutenables.  

Puisque le titre engage dans un même contexte la guerre et la conquête de l’Himalaya il est important de souligner quelques traits d’une importance historique capitale.

Dans le chapitre 5 « Mallory entre en scène », Wade Davis n’hésite pas sur les mots.

Mars-avril 1918 à Ypres, Mallory est sur place : un carnage. « Le dos au mur, et parce que nous croyons dans la justice de notre cause, chacun de nous se battra jusqu’à la fin[4] ». Les mots sont du Gal D. Haig dont il ne dresse pas un portrait flatteur et qui porte, selon lui, la lourde responsabilité d’avoir engagé le combat avec une conception surannée de la guerre en 1914. « Même le fusil lui était suspect. Ce qui comptait avant tout, à ses yeux, c’était le sabre et le cheval. … « Il faut accepter par principe, que le fusil, si efficace soit-il, ne puisse remplacer l’effet produit par la vitesse du cheval, le magnétisme de la charge et la froide terreur de l’acier« [5]. »

Et sur le traité de Versailles (28 juin1919) : « … négocié par les hommes qui avaient mis le feu à la civilisation en 1914, il acheva de trahir toutes les espérances. … C’était une paix pour en finir avec toute paix. … il trahissait tout ce pour quoi la jeunesse avait combattu et avait perdu la vie. … Ils savaient qu’il allait provoquer une autre guerre[6]. »

Wade Davis, ne prétend sans doute pas faire œuvre d’historien mais il est impossible de ne pas accorder de crédit à son interprétation.

Si l’Himalaya s’inscrit dans ce contexte si particulier sur le paysage de l’Empire britannique engagé dans la première guerre mondiale, l’aventure dans l’Himalaya pour conquérir l’Everest commence bien avant avec des expéditions exploratoires dans le nord de l’Inde. Ces expéditions s’aventurent dans des contrées encore très peu connues tant par la géographie physique et politique que par la culture. C’est en particulier le Tibet qui est l’objet d’un enjeu diplomatique compliqué entre l’Empire britannique par l’Inde interposée et la Chine. C’est tout un jeu qui se met en place dont les règles commencent à dessiner le paysage politique que nous voyons aujourd’hui. Ainsi, les intérêts diplomatiques et stratégiques des puissances concernées n’étaient-ils pas toujours en accord parfait avec les souhaits des sociétés organisatrices des expéditions et notamment de la Royal Geographical Society (RGS). Ainsi Charles Bell, agent britannique (political officer) dans cette région puis ambassadeur spécial au Tibet en 1920 écrit-il à F. E. Younghusband[7] : « … J’ai été contraint de m’opposer à l’exploration de l’Everest à travers le territoire tibétain. Mais grâce à mon séjour à Lhassa et aux discussions personnelles que j’ai pu avoir avec mes amis tibétains, les circonstances ont changé. » Et Wade Davis de préciser : « Il ne fait pas de doute que la permission donnée à la conquête de l’Everest ne fut qu’un petit élément d’une action diplomatique vaste et complexe, conçue et menée à bien par Charles Bell, et d’un accord de livraison d’armes sur lequel reposait l’avenir même d’un Tibet libre[8]. » Il ne faut pas se cacher que la découverte du toit du monde s’est  faite aussi en « martyrisant » le pays.

« Les Indes étaient le joyau de la Couronne, « la paon dans la cage d’or », et il était intolérable, pour les Britanniques, que la possession la plus précieuse de l’Empire fût encerclée et possiblement menacée par des terres montagneuses dont on ne savait presque rien[9]. » Le Ladakh, le Cachemire, le Sikkim, le Bouthan… aujourd’hui terrains de conquêtes pour les alpinistes contemporains étaient encore peu explorés. « Une ombre cependant planait sur tout cela : le Tibet[10]. » Cette ambition britannique permit néanmoins des découvertes passionnantes. Tout comme en Afrique, la Royal Geographical Society a engagé des missions d’exploration pour découvrir la source du Nil, l’Himalaya a été un territoire de conquête des Britanniques. Ainsi, un fleuve, le Yarlung Tsangpo, qui prenait sa source dans le Tibet occidental disparaissait dans l’Himalaya. Sur le versant indien sortait le Brahmapoutre, l’un des plus grands fleuves indiens. On doit à Kinthup en 1880 la confirmation que les deux fleuves n’en font qu’un seul après un dénivelé de 3600 mètres entre le Yarlung Tsangpo et le Brahmapoutre. La validation en est apportée en 1913 par des explorateurs dont l’un, Henry Morshead, fit partie, au titre de cartographe, des deux premières expéditions (1921 et 1922).

C’est ainsi que l’Himalaya entra dans les cartons de la diplomatie avec d’autres ambitions peut-être moins avouables, de l’Empire britannique.

La stratégie pour accéder à l’Everest interdisait le passage par le Népal et obligeait à entrer au Tibet. Si aujourd’hui la situation du Tibet est fixée mais reste toujours délicate depuis son annexion en 1965 par la Chine au titre de Région autonome, il n’en allait pas de même au début du XX° siècle quand les Britanniques commencèrent à s’intéresser à ce pays pour l’explorer et plus tard en faire la voie d’accès à l’Everest.  

Les principales difficultés initiales furent culturelles en plus d’être géographiques : il fallait « cartographier » le pays. Sa capitale, Lhassa, était enveloppée d’un grand mystère et, sans remonter aux siècles passés où seuls de rares religieux occidentaux avaient pu entrer dans la ville, il faut attendre 1904 pour que les Britanniques y installent un corps expéditionnaire. « Elle était là enfin (la ville de Lhassa), le but jamais atteint de tant de voyageurs épuisés, la dernière demeure du mysticisme occulte qui subsistât sur terre. Les ondes lumineuses du mirage s’effacèrent imperceptiblement pour faire apparaître les lointains contours de toitures dorées et de terrasses blanches vaguement éclairées…. Mais le rêve fut de courte durée. Lhassa serait une déception[11]. »

Ainsi est planté le décor qui sera celui des expéditions de 1921, 1922 et 1924. En même temps que la découverte d’une civilisation fortement imprégnée de religiosité que les Britanniques apprendront à connaître sans jamais vraiment la comprendre, les premiers explorateurs sont confrontés aux conditions locales de très haute altitude dont ils commencent à percevoir les effets, déjà connus mais à des altitudes moindres. « Le froid intense, la fatigue, le manque de sommeil et le régime alimentaire étaient des facteurs complémentaires mais le mal des montagnes était sans aucun doute provoqué par la privation d’oxygène. … Au sommet de l’Everest, à 8848 mètres, la pression atmosphérique est inférieure des deux-tiers à la pression au niveau de la mer[12]. » Les observations du Docteur Alexander Kellas[13] sont les premières de valeur scientifique qui font prendre conscience que l’Himalaya et a fortiori l’ascension de l’Everest sont un authentique défi auquel personne ne s’est affronté jusqu’alors. Kellas s’intéresse aussi aux populations locales qui allaient devenir les auxiliaires des expéditions jusqu’à aujourd’hui. « Auprès des Sherpas[14] il trouvait l’amitié, la camaraderie et la confiance qui ne se noue qu’entre ceux qui risquent ensemble leur vie sur des pentes glacées ou aux confins de terres inexplorées. En faisant l’éloge des Sherpas, il changea en tout cas, pour le meilleur et pour le pire, leur destin[15]. »

Et pour conclure sur les motivations des Britanniques à se lancer dans cette aventure : « Mon opinion sur le problème se formule comme suit. Nous avons manqué les deux pôles après avoir eu le contrôle des mers pendant 300 ans, et il ne faudrait pas que nous rations l’exploration du massif du Mt Everest alors que nous sommes depuis 160 ans la première puissance aux Indes. … J’ai bien peur de considérer l’Himalaya comme une chasse gardée britannique… Nous devons gagner cette guerre et bien sûr l’expédition est une affaire très secondaire[16]. » L’histoire montrera que Kellas, emporté par son enthousiasme devant ce qu’il considère comme « un défi scientifique et une mission personnelle » se trompe sur deux points essentiels : avec le temps l’Himalaya ne sera plus une « chasse gardée britannique » et, quant au caractère secondaire de l’expédition … la suite en fera la démonstration.

Wade Davis nous présente avec des détails biographiques de premier ordre tous les hommes qui ont voulu conquérir l’Everest.

Les critères de sélection des hommes se sont portés sur leurs qualités physiques, intellectuelles, morales …

Il fallait aussi convaincre pour obtenir les fonds nécessaires à cette ambition qui avait quelque chose de démesuré, à l’instar de l’objectif.

John Noel[17] au cours d’une conférence touche une corde sensible : « Au cours des dernières années on s’est de plus en plus intéressé à l’Himalaya et, maintenant que les pôles ont été atteints, on considère généralement qu’une tâche au moins aussi importante nous attend désormais, l’exploration et la cartographie de l’Everest. » … Ses yeux se fixèrent particulièrement sur des hommes en kaki, une trentaine ou plus, qui étaient dispersés dans le public, des soldats qui avaient, comme lui, vécu le massacre, le crachement des canons, vu les squelettes et les barbelés, les visages livides des morts. Eux seuls pouvaient comprendre ce que l’image de l’Everest était devenu pour un homme comme lui : une sentinelle au milieu du ciel, un lieu et une destination de rédemption et d’espoir, un symbole de continuité dans un monde devenu fou[18]. »

Les personnalités et les caractères des candidats potentiels étaient très différents… Le candidat idéal ? L’honneur voulait qu’il fût britannique : « Si George Mallory représentait l’idéal britannique …/…, George Finch avait grandi sur le caillou brûlé par le soleil de l’outback australien… c’était le genre d’individu que l’Empire avait été heureux d’envoyer au massacre mais qu’il était réticent à reconnaître comme l’un des siens[19]. »

La note britannique était donnée pour presque tous dans les « Les public schools britanniques, certaines aux traditions très anciennes , comme Eton, Harrow et Winchester, … . Le véritable objet de l’école et de l’université était de donner aux élèves un certain éthos, de leur apprendre une obéissance aveugle aux individus de rang supérieur, un penchant instinctif à dominer les inférieurs et, par-dessus tout, un air de supériorité qui était indispensable à la stabilité de l’Empire. … Des garçons issus des milieux les plus riches et les plus favorisés de Grande-Bretagne entraient dans des écoles ordinaires comme Winchester et y étaient dépouillés de toute identité. … Soumis aux caprices d’élèves plus âgés… les jeunes garçons apprenaient à se conformer de mille manières et à refouler leurs émotions derrière une cuirasse d’humour et de répartie. … Il ne fallait être ni trop lent ni trop intelligent. Les pleurs n’étaient pas permis. Et l’on ne parlait jamais de ce qui se passait derrière les portes closes[20]. »

Comme beaucoup des membres des expéditions Mallory avait connu les champs de bataille du Nord de la France. Mais c’est pendant ses études qu’il prend goût à l’escalade qu’il pratique en Angleterre et plus occasionnellement au cours de voyages, dans les Alpes. Mallory prend très vite goût à la montagne et fait figure d’une grande audace, dans un milieu encore largement dominé par des alpinistes britanniques. …

Les démarches et les préparatifs de la première expédition pour l’Everest étaient bien avancés et Mallory reçoit une lettre le 22 janvier 1921 de Percy Farrar, Président de l’Alpine Club : « Il semble qu’une tentative sera vraiment faite à l’Everest cet été. Les hommes devraient partir début avril et rentrer en octobre. Une envie[21] ? » Il hésitait encore. Il lui fallait se décider lui-même et aussi convaincre son épouse, Ruth. Finalement, une discussion avec Geoffrey Young, ami de longue date de Mallory, avec qui il effectua de nombreuses ascensions, décide de son avenir dans l’Himalaya … « Elle lui a dit d’y aller. »

Le 10 février 1921 Mallory confie à Young : « Je viens de me décider pour l’Everest… C’est sans doute une étape très importante pour moi… ».

« Deux mois plus tard, George Mallory voguait vers l’Inde …[22] »

L’expédition de 1921

L’expédition britannique pour la conquête de l’Everest était diversifiée et comptait sur ce qu’il y avait de plus compétent scientifiquement dans tous les domaines : l’exploration géographique, la botanique, l’anthropologie, la médecine, la photographie … tous alpinistes passionnés, à des degrés de pratique et compétence variables

Avant d’aborder l’action elle-même, les trois tentatives pour conquérir l’Everest, Wade Davis nous entraîne en même temps, comme il est logique, vers les populations du Tibet que ces premières expéditions ont engagées dans une aventure hors du commun qui va bouleverser leurs habitudes et les ouvrir sur la réalité occidentale non sans troubles ni inquiétudes. Mais n’en a-t-il pas toujours été de même dans les « chocs de civilisations » qui ont marqué l’histoire des cinq continents ?

Parmi les nations qui ont transplanté à distance de l’Europe une certaine vision de l’occident et du monde, l’Angleterre occupe une place vraiment originale dont le XXI° siècle porte toujours les stigmates. Il ne s’agit pas de prendre position pour ou contre une vision particulière mais de vouloir comprendre comment s’est construit l’Empire britannique avec toute son idiosyncrasie.

Ainsi ces expéditions ont-elles permis de pénétrer dans des territoires inexplorés et d’entrer en contact avec des populations, des cultures, des coutumes jusque-là peu connues voire inconnues.

Au cours de la première expédition (1921) dans un chapitre curieusement intitulé « La cécité des oiseaux », Wade Davis nous introduit dans ce que j’appellerais l’âme tibétaine et le bouddhisme qui devient la religion du Tibet à partir du VIII° siècle. C’est ainsi que, en même temps que l’expédition avance pour découvrir le massif Himalayen et ouvrir la voie vers l’Everest, ses membres découvrent les traditions qui en font toute l’originalité. Il faut accepter de sortir d’une vision un peu trop schématique voire simpliste de l’histoire du Tibet, qui soit plus respectueuse de la vérité historique et moins marquée par les idéologies contemporaines. On en respectera d’autant plus son authenticité. On ne va pas dans un pays pour le regarder avec des œillères ni des lunettes déformantes. Il est toujours intéressant d’observer les civilisations telles que nous les connaissons aujourd’hui sans extrapoler. On peut toujours apprendre de l’analyse de ce que l’on observe dans une civilisation déterminée en la mettant en parallèle avec d’autres sans en tirer de conclusions hâtives et surtout définitives. La civilisation n’est pas un moule dans lequel l’humanité est formatée mais l’humanité peut évoluer et les échanges sont toujours possibles entre les cultures. Il est vrai que les premières expéditions ont été confrontées à l’ésotérisme compliqué et mystérieux de la religion des Tibétains : les moulins à prières, la répétition litanique du mantra de compassion « Om maṇi padme hūm », les drapeaux de prière jaune, rouge, blanc, vert, bleu … Tout un rituel de sons et d’images auquel nous ont habitués les récits et reportages de toutes les expéditions himalayennes.

S’il apparaît capital de ne pas passer à côté de cet aparté religieux c’est que l’Himalaya, et notamment l’Everest, représentent pour les Tibétains des « lieux  saints ». A titre d’exemple Guru Rinpoché[23], fondateur du bouddhisme tibétain au VIII° siècle, avait transmis comme « message » pour guider les pèlerins s’avançant dans ces « territoires sacrés » cet avertissement : « … Faites que votre vision soit aussi haute que le ciel… que vos actes soient héroïques et confiants… Si vous n’agissez pas comme vous je vous le conseille, vous disgracierez le Bouddha[24]… »

Parallèlement à ces rencontres avec la spiritualité des lieux, l’expédition était aux prises avec les difficultés du terrain. Il est impressionnant de lire le luxe des descriptions dévolues à chacun des membres selon sa spécialité. On a aussi parfois du mal à suivre le trajet avec les allers et retours des groupes qui se forment au gré de la progression d’un camp à un autre. La simple lecture de ces détails descriptifs donne une idée de la précision et du travail qu’a supposé la rédaction des comptes rendus dans les conditions de haute altitude et sans les moyens électroniques d’aujourd’hui.

Une mention particulière doit être faite des lettres de Mallory à son épouse, Ruth, écrites, on peut l’imaginer, avec les moyens du bord, dans le froid, après des journées exténuantes.

Plusieurs circonstances ont compliqué les trois premières grandes expéditions britanniques. La méconnaissance de l’Himalaya, en dépit des explorations antérieures qui avaient effectué des relevés cartographiques de la région, et la situation géopolitique. Sans entrer dans les détails, l’Empire britannique s’est trouvé confronté à des conflits locorégionaux d’envergure dans lesquels il a été engagé avec les pays voisins, l’Inde et la Chine mais aussi les pays qui se partagent le massif himalayen : le Tibet où se trouve l’Everest, le Sikkim, le Népal, le Bhoutan. « La paix (de 1918) avait accouché du chaos, le monde de sa jeunesse tombait partout en ruines[25]. » Des bavures inacceptables ont été commises : en avril 1919, le massacre d’Amritsar qui outre son commanditaire, le général Reginald Dyer, a couvert de honte les autorités de l’Empire, mais a été malheureusement salué comme un haut fait d’armes par des personnalités reconnues comme Rudyard Kipling. « L’ombre d’Amritsar a fait pâlir le beau visage de l’Inde[26]. C’était le début de la fin du Raj[27], même si bien peu, à cette époque, en étaient conscients[28]. »

Avec les premières grandes expéditions himalayennes se pose la question de l’accès à l’Everest sous plusieurs rubriques : politique, géographique, humaine…

A l’arrivée des premiers Britanniques de l’expédition de 1921, « si le paysage était accueillant, la population ne l’était pas. Personne n’avait vu d’européen[29]. Ils pénétraient dans un des endroits les plus beaux et les plus sacrés du Tibet… Les Tibétains considéraient la vallée comme un gigantesque mandala[30]… »

Les Britanniques avaient déjà une certaine expérience des hommes qu’ils rencontraient dans les pays où l’Empire s’était déjà établi. Mais ils arrivaient ici avec des objectifs particuliers, dans une région en grande partie inexplorée et de plus ils étaient confrontés à la nécessité de transporter un matériel lourd sur de grandes distances, en l’absence de toute possibilité de transport « automobile » d’autant qu’il n’y avait évidemment pas de route. Les questions qui se posaient étaient le choix des hommes pour des fonctions diverses : des porteurs, des chefs capables de commander des hommes, des interprètes, des cuisiniers … dont il fallait comprendre la langue, l’esprit, les capacités physiques et mentales…

Tous les membres de l’expédition n’avaient pas la même sensibilité ni les mêmes capacités de compréhension à l’égard des populations. Il fallait aussi tenir compte de la spiritualité qui était la leur ainsi que de l’influence qu’avaient sur leur comportement leurs croyances et aussi les moines des monastères.

La première expédition terminée les membres se dispersent, chacun selon ses obligations.

Mallory avait eu l’idée de « ramener en Angleterre un porteur de l’expédition, Nyima, et en faire un domestique ». Il écrit à Ruth : « Je ne sais pas quel âge il peut avoir, environ 18… Il a un caractère parfait pour ce que je lui proposerais de faire. Il s’occuperait bien sûr de tous les travaux de l’arrière-cuisine et du nettoyage des sols, de porter le charbon, de couper le bois, d’allumer le feu dans la cuisine… Il porterait ce qu’il y a à porter -c’est un coolie[31] dont le travail est de porter-, … Il pourrait habiter dans une partie de la cave ou dehors dans la remise à charbon. … Eh bien, c’est un animal propre[32]… »

… On pourrait mieux faire comme fair-play que « cette proposition un peu dérangeante [33]».

Le bilan de la première tentative est très positif mais contrasté. De cette première expédition des enseignements précieux ont été tirés à partir des relevés topographiques complétées par des photographies[34]. Le récit de Wade Davis fourmille d’informations très circonstanciées et détaillées. Il est parfois difficile de s’y retrouver mais cela témoigne d’une relation d’une haute précision et d’un journal rigoureusement tenu des étapes de la progression. Par comparaison il faut bien admettre que les moyens de communication d’aujourd’hui, pour performants qu’ils soient, manquent de cette authenticité que donne, même a posteriori, une rédaction classique. Il ne manque pas de notes personnelles qui rendent compte de frictions des personnalités qui s’affrontent parfois avec une brutale dureté.

Une autre conclusion de l’expédition de 1921 est la rugosité qui s’est instaurée dans les relations entre les membres de l’expédition et les moines tibétains. Une opposition farouche d’une faction de moines tibétains s’est levée. Le motif en est le comportement de certains membres qui contrevenait aux modes de pensée propres des moines à l’égard de la nature : les animaux, la flore, les relevés topographiques au Tibet. Pour des motifs de « conviction religieuse » les moines du Tibet sont restés réticents vis-à-vis des expéditions. Les informations sont remontées auprès des autorités diplomatiques en place et notamment de l’ambassadeur spécial au Tibet, Charles Bell. Ces différends ne sont pas négligeables dans l’optique des futures expéditions envisagées après cette première qui n’a pas atteint son objectif, l’intérêt étant intact autant que le prestige au plus haut point de l’aventure himalayenne britannique.

Il faut aussi mentionner que cette expédition a vu disparaître l’un de ses membres éminents, le Docteur Alexander Kellas. Et Mallory de conclure : « Nous ne devons pas oublier que la plus haute montagne est capable de sévérité, une sévérité si terrible et fatale que les hommes avisés feraient bien de réfléchir et de trembler avant de franchir la seuil de cette formidable entreprise[35]. »

L’expédition de 1922

La recherche de nouveaux membres est l’occasion pour Wade Davis de nous replonger dans le contexte historique et la fureur de la guerre de 14-18. C’est aussi l’importance des conclusions tirées quant à la difficulté de s’adapter à la très haute altitude qui conduit à la suggestion de faire appel à des technologies nouvelles (pour l’époque) : le recours à l’oxygène. C’est l’innovation de l’expédition de 1922, qui doit beaucoup à Alexander Kellas, resté dans la paix de sa tombe « sur un coteau, juste au sud de Khampa Dzong, dans un endroit qui dominait les plaines du Tibet et donnait au loin, sur la grande muraille de l’Himalaya[36] ». Le docteur Kellas avait étudié l’influence de l’oxygène avant et pendant la guerre, et il était déjà connu que l’homme n’absorbait qu’une proportion réduite de l’oxygène raréfié dans l’atmosphère en haute altitude. On savait aussi par expérience que cette privation d’oxygène était cause d’un affaiblissement des capacités physiques et de la résistance et pouvait avoir pour conséquence une pathologie connue comme le « mal aigu des montagnes » dont la manifestation la plus grave et potentiellement hautement mortelle est l’œdème cérébral. Ainsi, mais avec des avis très partagés, l’assistance par l’oxygène s’est invitée dans le débat. Certains y étaient franchement opposés comme A. Hinks « seuls des vauriens se serviraient d’oxygène[37] » et Mallory lui-même en parlait comme d’une « hérésie condamnable[38] ». C’est la première fois que John Noel parle du « monde mort de l’Everest[39] ». Mais pour utiliser l’oxygène il était nécessaire de disposer d’un appareillage adéquat portatif, de bouteilles en acier et d’un masque. La curiosité était que « le problème était moins technique qu’esthétique[40] ».

Il faut lire Wade Davis raconter avec minutie… comme s’il y était, l’expédition de 1922 qui vit les alpinistes G. Finch et Mallory arriver au pied des ultimes difficultés de la pyramide sommitale de l’Everest. Le record d’altitude, jusque-là détenu par Louis-Amédée de Savoie, Duc des Abruzzes[41] avec 7698 m est battu avec 8230 m.

La première expédition nous avait déjà mis en présence des difficultés de tous ordres. En 1922 les ascensionnistes sont aux prises avec des obstacles liés aux conditions extrêmes de l’altitude : le froid, le matériel peut-être très perfectionné pour l’époque mais très insuffisant tant pour le vêtement, la nourriture, la protection contre des vents en furie … qui dépassent l’entendement à la lecture. Le récit est haletant … presque un thriller psychologique.

Et alors que l’expédition de 1922 est confrontée à des difficultés hors normes … Londres s’impatiente du manque de nouvelles !

Cette deuxième expédition est malheureusement endeuillée par la perte de sept Sherpas emportés par une avalanche qui précipite son terme. Le 5 juin 1922, vers 13h30… La précision d’un journal de bord, … la « boite noire » de l’expédition ! Une épreuve pour tous. Malllory, dévasté, écrit : « Je suis très abattu par l’accident. Sept de ces hommes braves ont été tués, qui ignoraient  totalement les dangers de la montagne. Comme des enfants confiés à nos bons soins. C’est ma faute[42] ». H. Somervell quant à lui éprouve un sentiment d’injustice : « Je me souviens très bien des pensées qui me tenaillaient. N’avaient été tués que des Sherpas et des Bhotias -pourquoi, oh pourquoi aucun de nous, les Britanniques, n’avait-il partagé leur sort ? J’aurais été heureux à ce moment-là d’être avec eux, mort dans la neige. Ne serait-ce que pour donner à ces bons gars qui avaient survécu le sentiment que nous partagions leur perte comme nous avions partagé les risques[43]. »

NB : Les Bothias sont les populations tibéto-birmanes du Sikkim, du Bouthan et de Népal

Ainsi se terminait tragiquement l’expédition de 1922. Chacun rentrerait chez lui avec le goût amer de l’échec. Ils n’en sortiraient pas tous indemnes physiquement et psychologiquement. Le Docteur Tom Longstaff[44] confiait avec une certaine amertume : « Au nom du ciel, grimpez cette diablerie, et revenons à l’alpinisme[45] ».

De 1922 à 1924

La catastrophe de la mort de sept Sherpas est très durement vécue. Longstaff très éprouvé aura des mots très durs : « Mallory est un gamin très courageux, il n’est pas fait pour être responsable, même pas de lui-même. Somervell[46] est le jeune le plus mondain et le plus vaniteux que je connaisse. Il était prêt à risquer sa vie à la moindre chance de succès[47] ». Sans doute Longstaff pousse-t-il un peu trop loin la critique mais il manifeste la lucidité que tous avaient quant aux risques qu’ils couraient eux-mêmes et faisaient courir à d’autres.

Theodore Howard Somervell[48]

 (British, 1890–1975)

Everest from the Western Cwm, 1944

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Theodore Howard Somervell[49]

 (British, 1890–1975)

Kangchenjanga above the clouds

L’après 1922 reposa une nouvelle fois la question : à quand une nouvelle expédition ?

Le bilan restait à dresser sur tous les plans : financier, humain, psychologique, …

Il restait à promouvoir l’enseignement à tirer des deux expéditions pour envisager une suivante. Les expériences, les documents notamment photographiques, ont été mis à contribution pour des séries de conférences. Après s’être férocement opposé à Arthur Hinks au sujet des droits à utiliser les documents photographiques, Mallory entreprit une tournée de conférences aux États-Unis et au Canada. Il décrit New-York « un geste magnifique tracé dans un grand vide[50] ». Un jour qu’on lui a demandé pourquoi il voulait gravir l’Everest, il répond : « Because it’s there !51] ». Toujours à propos de l’Everest il écrit : « L’Everest est la plus haute montagne du monde et aucun homme n’en a gravi le sommet. Son existence est un défi. La réponse fait partie, je suppose, de la part instinctive de l’homme de conquérir l’univers[52] ».

La prochaine expédition se profilait en 1924

Un tournant de l’histoire de l’alpinisme se dessine quand les tournées de conférences et de projections des films des deux précédentes commencent à devenir rentables.

« La conquête du point culminant du globe passait de l’aventure impériale à l’entreprise commerciale[53] ». 

Comme pour les précédentes allait se poser la question du choix des participants.

Sans entrer dans les détails du casting, l’issue de la troisième expédition reposera a posteriori des questions sur sa pertinence.

Le choix de Sandy Irvine, 22 ans, peut sembler étonnant : son jeune âge, son expérience limitée de la montagne. Les critères qui l’ont emporté pour son choix sont ses capacités physiques naturelles et son endurance que Noel Odell avait pu tester dans une expédition universitaire au Spitzberg. La Grande Guerre une fois de plus s’invite dans l’histoire. Contrairement aux autres, Irvine n’avait pas connu la guerre qui s’est terminée quand il avait 16 ans. Un de ses cousins était mort en France. Son frère avait été gravement brûlé au cours d’une explosion pendant les combats. Les autres candidats proposés avaient soit perdu un proche soit participé aux combats. La jeunesse d’Irvine était une sorte d’exorcisme des horreurs de 14-18. De plus, il démontrera des qualités d’inventivité et de bricoleur génial avec les appareils à oxygène qu’il était prévu d’utiliser en haute altitude.

Noel Odell, le photographe, a fait preuve d’innovation avec les pellicules, les appareils, les objectifs et toute une technique permettant de prendre des photographies et de réaliser des films d’une qualité exceptionnelle pour l’époque et dans les conditions d’altitude extrême.

L’expérience des deux expéditions antérieures avait aussi été exploitée pour l’intendance. La planification avait été ajustée pour éviter la mousson qui avait causé tant de dégâts en 1922. Il ne manquait pas de l’original de service, Edward Shebbeare : naturaliste, polyglotte. « Il était et sera toujours un bourreau de travail, et avec lui l’inconfort ne compte pas[54]. »

Le chef d’expédition initial, le Général Charles Bruce, dut renoncer sur place. Il est remplacé par Edward Norton. Charles Bruce avait en 1922 rédigé une dépêche laconique : « Il n’y a qu’une seule règle dans l’Himalaya. Si tu as un doute, n’y va pas[55] ».

Il renonçait pour raison de santé. L’expédition était prête pour la troisième tentative.

Dès le début de la troisième expédition les conditions climatiques sont très rudes, épouvantables, à la limite du supportable. Des températures polaires avec du vent qui souffle en tempête. Manque de nourriture, nuits sans sommeil, parfois sans abri. Les allers et retours entre les différents camps imposent un travail considérable, source de fatigue jusqu’à l’épuisement. Les Sherpas, pourtant déjà naturellement conditionnés aux circonstances sont mis à rude épreuve : gelures, mal des montagnes, … Deux d’entre eux meurent. Wade Davis écrit, d’après les informations recueillies, à propos de la mort de l’un d’eux, Mandabahadur : « il avait perdu toute sensibilité jusqu’à hauteur des hanches, et ses pieds étaient noirs et putrides. Il tint deux semaines avant d’expirer le 25 mai, victime, en un sens, de l’obsession du sommet de Mallory ou, tout au moins, du fait qu’il n’avait pas veillé à l’équipement des porteurs du camp III[56]   ».

Une cérémonie religieuse tibétaine rituelle est organisée au monastère de Rongbuk. Les sahibs britanniques y participent. « Le lama dit aux porteurs d’obéir aux Britanniques et de travailler dur sur la montagne ; il leur assura qu’il prierait pour eux. » Le Docteur Hingston commente : « De notre point de vue c’était le principal objet de la cérémonie, car les porteurs étaient découragés par les dures épreuves qu’ils avaient traversées[57] ». Les alpinistes qui assistent à la cérémonie expriment des sentiments très divers : Mallory ne la mentionne même pas dans un courrier à Ruth. John Noel la filma du haut d’un toit. Sandy Irvine observe avec une curiosité bienveillante. Bruce et Norton sont satisfaits qu’elle ait réconforté les porteurs. « Mais une incertitude habitait secrètement les hommes de l’expédition… Nos forces, dit Somervell, avaient été considérablement réduites, et au lieu d’être forts et en forme comme pour l’ascension de 1922, nous étions faibles et presque invalides[58] ».

L’expédition prit des risques insensés ! Le récit montre que les conditions et le froid intense rendaient l’expédition presque inhumaine. En 1924 l’expédition tient de la folie tant les conditions sont éprouvantes au physique et au moral. Il est admirable de lire ce récit riche de détails qui laissent quand même admiratif le lecteur : quand et comment les protagonistes ont-ils écrit leur «rapport» d’expédition ? La volonté d’aller jusqu’au bout tient de l’entêtement voire de l’orgueil de ne pas renoncer. Et tout cela pour l’honneur de l’Empire ! Les alpinistes sont de plus en plus conscients que l’entreprise est à très haut risque … la mort presque la seule issue. Dans de telles conditions il est vraiment héroïque d’avoir laissé des témoignages écrits, des lettres ! « Les alpinistes admiraient les Sherpas, mais ils ne faisaient guère d’efforts pour comprendre leur monde. Younghusband[59] avait dit un jour que vivaient au pied de l’Everest des centaines de Tibétains qui auraient pu gravir le « sommet d’une année à l’autre ». Or le fait est qu’ils ne le font pas. Ils n’en ont même pas le désir. Ils n’ont pas l’esprit[60]. »

Quel contraste entre le physique des Sherpas et le mental des anglais qui fait comprendre pourquoi les seconds veulent atteindre un sommet que les premiers seraient mieux à même de gagner !

Quelques-uns cherchent à mieux comprendre l’âme tibétaine. « De tous les membres de l’expédition, c’est le bon docteur Hingston qui sentait le mieux ce qu’il pouvait y avoir de sublime dans la façon d’être des Tibétains[61]. » Il fait une rencontre surprenante : un ermite dans « un ermitage authentique mais bien triste, dans des montagnes froides et désolées, à 5200 mètres d’altitude. … Il considère sans doute notre tentative de gravir le mont Everest comme nous considérons son incarcération. Nous nous regardons mutuellement comme des êtres futiles et ridicules, mais nous avons pourtant un même mérite et nous sommes d’une valeur égale…[62] ».

La fin de cette expédition a des airs de Bérézina.

Le contexte fait ressortir des descriptions parfois burlesques tel l’accoutrement de Norton : « … Je portais une veste et des culottes de laine, une épaisse chemise de flanelle et deux pulls sous un knickerbocker léger en gabardine coupe-vent… une paire de chaussures de feutre et de cuir, dont la semelle était équipée des habituels clous Alpine. Je portais par-dessus tout cela une gabardine coupe-vent « Shackelton » de chez Burberrys…. Un énorme cache-nez en laine complétait mon costume[63] ».

On comprend la surprise à la découverte du corps de Mallory en 1999 et les conclusions de Reinhold Meissner[64].

La photographie de couverture du livre, l’expédition de 1924, cliché de John Noel, est la meilleure illustration de cette description qui a quelque choses de joyeusement comique. A noter le sourire communicatif de Sandy Irvine.

L’expédition de 1924 photographiée par John Noel 

Il faut saluer l’exploit du photographe « officiel » pour saisir des clichés en 1924 à 8000 mètres d’altitude.

Les dernières images de Mallory et Irvine captées par la pupille d’Odell sont « un petit point noir qui se profilait sur une petite crête de neige sous un ressaut rocheux de l’arête ; le petit point noir bougeait. Un autre point noir est devenu visible et est monté dans la neige rejoindre l’autre sur la crête[65].» La suite est écrite au conditionnel.

« En quittant le camp, Mallory et Irvine auraient mis leurs masques… Leur route les aurait menés le long d’une diagonale ascendante juste en-dessous de la crête de l’arête nord-est…. A partir de là ils auraient pu traverser pour suivre la voie de Norton dans le couloir ou continuer jusqu’à l’arête. Mallory, naturellement choisit l’arête…. Derrière … le premier ressaut, l’arête nord-est continue à monter jusqu’au deuxième ressaut… Une fois ces ressauts surmontés, la voie jusqu’au sommet est ouverte et dégagée, sans obstacle sérieux, mis à part l’épuisement, l’altitude et l’exposition[66]  

Nous sommes le 8 juin 1924.

Pour aller plus loin : https://i.guim.co.uk/img/static/sys-images/Observer/Pix/pictures/2013/11/22/1385159900576/George-Mallory-and-Andrew-006.jpg?w=620&q=55&auto=format&usm=12&fit=max&s=6a1fae0a57915470d3097a8a9d4417e9

« Le dimanche 15 juin, Norton fit brûler le surplus de vivres et de matériel. En début de soirée, les alpinistes et les porteurs se réunirent tous autour d’un cairn commémoratif. C’est un monument…, où étaient gravés les noms des morts : 1921 Kellas, 1922 Thankay, Sangay, Temba, Lhapka, Pasang Namgyn, Norbu et Pema ; 1924 Mallory, Irvine, Shamsherpun et Manbahabur. Il se dressait sur une moraine, la face nord de l’Everest en arrière-plan. »

Avant de quitter cette vallée du versant tibétain de l’Himalaya, certains « se glissèrent dans la salle de prière au milieu d’un service religieux dans le monastère de Rongbuk. … Nous ne pouvions comprendre un mot de ce qui était dit. C’était un accord instinctif avec le sérieux de leur consécration[67]… »

« Il était assez facile de comprendre que la mort est le prix de la vie, et que, pourvu que le paiement soit acquitté promptement, l’échéance n’a pas d’importance. Il y avait là-haut, quelque part, dans cet immense espace de glace et de roc, deux formes immobiles. Hier, avec toute la force de leur volonté d’une virilité parfaite, ils jouaient à un jeu grandiose : au rêve de leur vie[68]

Epilogue

Trois expéditions … Trois échecs ?

D’abord quelques mots du contexte dans lequel se déroule l’annonce. Le légendaire flegme britannique peut-il expliquer voire excuser la froideur avec laquelle la nouvelle est reçue et transmise ?

19 juin : « Comité profondément désolé reçu mauvaises nouvelles expédition Everest Norton câble ce jour votre fils et Mallory tués dernière ascension reste rentre sauf Président et comité offrent profonde sympathie Hinks[69]. » Télégramme adressé à la famille de Sandy Irvine.

Le même télégramme, en inversant simplement l’ordre des noms, est adressé à Ruth Mallory. L’édition du Times relate la nouvelle. La veille un journaliste lui avait rendu visite pour éviter à Ruth « le choc et la honte d’apprendre la mort de son mari[70] ».

Les grands journaux rendent compte de la nouvelle dans un langage qui rappelle celui d’une guerre : « Tragédie au Mt Everest … » dans le Times, « Mallory et Irvine tués dans l’assaut final » Daily Graphic, « L’effroyable tragédie » The Sphere … ou encore « Le combat avec l’Everest », « Un triomphe déjoué par la mort », « La bataille de l’Everest : le lourd tribut de la montagne ».

On a l’impression que c’est tout l’Empire lui-même qui exprime le dépit… voire un sentiment d’humiliation devant la « défaite ». Jusqu’au roi George V qui salue l’héroïsme « des deux courageux explorateurs[71] ».

Mais l’émotion passée il restait une question : « Irvine et Mallory étaient-ils morts pendant l’ascension ou pendant la descente ? Avaient-ils conquis leur ultime objectif ou étaient-ils disparus dans le vide sans atteindre ce que Mallory appelait « le sommet de nos désirs[72]? » 

Les membres de l’expédition avaient eu le temps de méditer sur les faits et avaient convenu de retenir l’hypothèse d’une chute fatale. Seul Odell, qui avait vu « les deux points noirs » quand il se trouvait lui-même à 600 m au-dessous de l’arête, voulait se persuader d’une fin glorieuse. « Il aimait à croire que Sandy Irvine, son jeune protégé ne gisait pas, sanglant et brisé, sur les rochers du Rongbuk, mais le corps intact, enveloppé et engourdi par le froid, son aîné à ses côtés. … Ils s’étaient évanouis dans un monde connu d’eux seuls[73]. »

Et aujourd’hui ?

Peut-on parler de catastrophe ? Les victoires sont parfois teintées de la couleur rouge du sang mais c’est le don que l’homme fait à la nature… celui de sa vie. Pour une goutte de sang versé quand l’aventure humaine a été grandiose et à la mesure de cette nature qui le dépasse sans l’anéantir, il n’y a ni vainqueur ni vaincu mais deux adversaires qui se serrent respectueusement la main.

Il y a des « défaites » qui valent bien des victoires.

Le 17 octobre 1924 fut l’occasion d’une « catharsis nationale ». « Le roi George V, le Prince de Galles, le duc d’York et le duc de Connaught se joignirent à une foule endeuillée à la cathédrale Saint-Paul. L’éloge funèbre rendu par l’évêque de Chester reprend la dernière vision d’Odell : « C’est la dernière fois que vous les avez vus, et la question de savoir s’ils ont atteint le sommet reste encore incertaine ; elle sera résolue un jour. … Cette dernière ascension, et le beau mystère de sa grande énigme, représente bien davantage qu’un effort héroïque pour gravir une montagne, fût-ce la plus haute du monde[74] ».

Mallory and Irvine Memorial at Chester Cathedral

Il est regrettable que l’exploitation cinématographique malencontreuse des expéditions et notamment de la dernière, tourne à l’incident diplomatique avec le Tibet car la vision folklorique des cérémonies tibétaines, à juste titre, scandalise les autorités religieuses.

Un impact non négligeable de l’évolution politique dans la région a ruiné la possibilité de mener à bien les réformes envisagées au Tibet. Elles ne purent avoir lieu, la Chine envahit le Tibet en 1949 et anéantit l’idée d’un Free Tibet. La principale conséquence pour les futures expéditions sera la fermeture de l’accès à l’Everest par la face Nord, sur le versant tibétain. Ainsi depuis le début la conquête du plus haut sommet est-elle conditionnée à la géopolitique. Un symbole ?

Et si l’Everest avait d’emblée été accessible par le Népal ? …

Et on connaît la fin … qui n’est qu’un nouveau commencement, de l’histoire : le 29 mai 1953, E. Hillary et Tenzing Norgay sont au sommet de l’Everest. L’événement est provisoirement occulté par un autre sommet, politique toujours, et aussi médiatique : le couronnement de la reine Elisabeth II.

https://secure.i.telegraph.co.uk/multimedia/archive/02574/everest-sherpa-hil_2574399c.jpg

En 1999 la découverte et l’identification formelle du corps de G. Mallory relance le débat. A la suite de cette découverte des himalayistes patentés avec des moyens autrement performants et les techniques actuelles estiment peu probable la conquête de l’Everest en 1924. D’après les observations qui ont pu être faites sur le corps identifié comme étant celui de G. Mallory, il s’est fracturé la jambe et peut-être le crâne.

On peut retrouver dans d’excellents articles les dernières conclusions : http://www.alanarnette.com/blog/2013/02/27/everest-2013-the-continuing-search-for-malloy-irvines-camera/ – http://montagne.glenatlivres.com/livre/mallory-irvine-9782723433402.htm – http://articles.latimes.com/2010/aug/08/entertainment/la-ca-conversation-20100808[75]

« La mort est une barrière si fragile ici que nous la traversons vaillants et souriants chaque jour[76]. » Ils avaient si souvent vu la mort que la vie leur importait moins que le moment où ils se sentaient vivants[77]. »

Laissons le dernier mot à George Mallory :

« On doit vaincre, réussir, gagner le sommet ; il faut connaître la fin pour savoir qu’on pourra y arriver, qu’il n’est pas de rêve qu’on ne puisse tenter de réaliser. Est-ce là le sommet qui couronne une journée ? Comme il est frais et calme ! Nous n’exultons pas, mais nous sommes ravis et joyeux, gravement étonnés. Avons-nous gagné un royaume ? Aucun, sauf nous-mêmes. Nous avons atteint à une satisfaction complète, accompli une destinée… Lutter et comprendre, jamais l’un sans l’autre, telle est la loi. Ainsi nous n’avons fait qu’obéir à une loi ancienne ? Oui, mais c’est la loi suprême et nous comprenons un peu plus[78]. »

Et signalons pour terminer et aller jusqu’au terme de l’aventure d’écriture de Wade Davis l’excellente bibliographie annotée digne d’une thèse scientifique qui est une mine d’informations. J’en extrais seulement une : on doit à J. Nehru la création à Darjeeling du HMI, Himalayan Mountaineering Institute[79] dès les premières ascensions britanniques.

… et un index très complet des noms de personnes, de lieux, d’institutions avec, pour les personnes les plus importantes, les références paginées des événements marquants.

Les soldats de l’Everest, Mallory, la Grande Guerre et la conquête de l’Himalaya, Les Belles Lettres : un Everest littéraire ? Peut-être ! En tout cas un des 8000 mètres de l’Himalaya en littérature de montagne.

Calamus

2018-04-02

[1] M : Mallory

[2] I : Irvine

[3] p. 436 Noel Odell in Journal écrit sur place quelques jours après le 8 juin 1924. Il est remonté jusqu’au dernier camp (VII) d’où sont partis Mallory et Irvine.

[4] p. 157-158

[5] p. 13 Manuel Cavalry Training, 1907

[6] p. 161

[7] Francis Edward Younghusband était un lieutenant-colonel de l’armée anglaise et un explorateur. Il est connu principalement pour ses périples en Extrême-Orient et en Asie centrale et leur relation. Son nom est attaché à celui de l’expédition militaire britannique au Tibet de 1903 à 1904 qu’il conduisit en tant que Commissaire aux affaires de la frontière tibétaine (Commissioner for Tibetan Frontier Matters), et au massacre de soldats tibétains qui se produisit à Guru.

[8] p. 100

[9] G.N. Curzon p. 39

[10] ibidem

[11] ibidem, p. 48-49

[12] ibidem, p. 63

[13] Mort en 1921 au cours de la première expédition

[14] Sherpa signifie peuple venant de l’est. Les Sherpas sont originaires du Kham, une province située dans le sud-est du Tibet. Arrivés au Népal vers le milieu du XVIe siècle, ils se sont installés dans la région de l’Everest. Ils ont conservé l’essentiel de leur culture tibétaine et parlent un dialecte issu de la famille des langues tibéto-birmanes. http://www.zonehimalaya.net/Sherpa/sherpa.htm

[15] ibidem, p. 64

[16] p. 65 A. Kellas, à A.F.R. Wollaston, 22 février 1916

[17] Membre de l’expédition, le réalisateur et explorateur aguerri John Noel était spécialement équipé de caméras et de téléobjectifs conçus pour filmer à des altitudes jamais atteintes. Le documentaire étonnant qu’il tira de ces prises de vues si chèrement obtenues est un vibrant hommage à l’ambition des deux alpinistes ainsi qu’à l’invaincue et majestueuse montagne. Mais au-delà du compte rendu de l’exploit de ses compatriotes, John Noel fit preuve d’un talent exceptionnel en filmant les Tibétains et le monastère de Rongbuk, nous délivrant des images d’une rare valeur ethnographique.

[18] p. 70-71

[19] p. 104

[20] p. 135

[21] p. 162

[22] p. 162

[23] Encore connu sous le nom de Padmasambhava, le Maître des maîtres, « né lotus » a été déifié par le peuple tibétain

[24] p. 205

[25] p. 238

[26] Duc de Connaught, frère du roi Edouard VII

[27] Le Raj britannique, –British Raj (l’Empire britannique en anglo-hindi)- est le régime colonial britannique que connait le sous-continent indien de 1858 à 1947

[28] p. 238

[29] p. 240

[30] p. 242 Mandala : terme sanskrit signifiant cercle, et par extension, sphère, environnement, communauté. Dans le bouddhisme, il est utilisé surtout pour la méditation.

[31] Coolie : Asiatique qui s’engageait comme travailleur salarié dans une colonie

[32] p. 264-265

[33] p. 264

[34] http://www.everest1953.co.uk/1921-1953

[35] p. 299

[36] p. 184

[37] p. 311

[38] idem

[39] idem

[40] cf. p. 313

[41] En 1909, il tente le K2 (8 611 m) au Pakistan, atteint 6 600 m d’altitude, avant de devoir changer son objectif. Il se retourna vers le Chogolisa, culminant à 7 665 m, où il fut stoppé à 7 498 m d’altitude par le mauvais temps, le 17 juillet 1909. 

[42] p. 360 Lettre à F. Younghusband

[43] p. 358

[44] Grand voyageur, Tom George Longstaff a l’occasion entre autres de visiter vingt fois les Alpes, six fois l’Himalaya, cinq fois l’Arctique, deux fois les montagnes Rocheuses et une fois le Caucase. Ainsi, en 1909, il visite la partie orientale du Karakoram, traverse le Saltoro et découvre le glacier de Siachen et le groupe du Teram Kangri (7 462 m). Dans le Caucase, il effectue bon nombre de premières. En 1922, il est chef-adjoint de l’expédition britannique à l’Everest dirigée par le colonel Charles Granville Bruce

[45] p. 362

[46] http://everestbookreport.blogspot.fr/2012/05/after-everest-by-t-howard-somervell.html

http://mountainworldproductions.com/wp/2014/06/everest-1924-forgotten-chapter.html

[47] p. 364

[48] http://www.mountainpaintings.org/T.H.Somervell.htm

[49] http://www.mountainpaintings.org/T.H.Somervell.html

[50] p. 374

[51] p. 375

[52] p. 375

[53] p. 369 sq.

[54] p. 388

[55] p. 396

[56] p. 410

[57] p. 411

[58] p. 412

[59] En 1903, au cours d’une opération militaire au Tibet, le Colonel Britannique Francis Younghusband s’approcha de l’Everest jusqu’à en apercevoir son versant nord, dont il ramena quelques photos

[60] p. 423

[61] p. 423

[62] p. 423

[63] p. 426

[64] Reinhold Messner, Ma vie sur le fil, Glénat, 2005

[65] p. 436

[66] p. 436

[67] p. 443

[68] p. 444

[69] p. 445

[70] p. 445

[71] p. 446

[72] p. 446

[73] p. 446

[74] p. 449

[75] … sans conflit d’intérêt !

[76] D’après la bibliographie annotée, ces mots sont cités, extraits d’une lettre à sa famille de Billy Grenfell, 25 ans, tué le 30 juillet 1915 dans le nord de la France, à Hooge, dans une charge suicidaire. Son frère Julian, était tombé le 29 mai à Ypres. La  « Grande Guerre » ! Encore et toujours.

[77] P. 459 Les dernières lignes de cet excellent livre.

[78] George Mallory, Alpine Journal, vol. XXXII, septembre 1918

[79] https://hmidarjeeling.com/

 

Arnaud Beltrame, mort pour la France ?

Demain la France, en la personne de Monsieur le Président de la République rendra un hommage solennel au colonel Arnaud Beltrame.

Il est à supposer que la Nation retiendra son souffle, mais sans doute pas ses larmes pour associer sa voix silencieuse à cet hommage.

Des lignes de plus ne rendront pas plus beau le témoignage, en lui-même non seulement exemplaire, mais presque inimitable, qu’Arnaud Beltrame a rendu.

Des mots comme « héros de la patrie » déjà en eux-mêmes glorieux, qui ornent des monuments à la mémoire, des plaques de rues, des stèles funéraires sont aujourd’hui portés à leur sommet pour rendre compte du geste de livrer sa vie.

Ajouter des mots à des mots …

Il est heureux que des voix nombreuses se sont élevées qui nous font oublier que, si une Nation est multiple dans ses composantes, dans ses convictions, et même parfois dans ses combats, elle sait être une quand il s’agit de s’incliner devant un acte qui, je ne sais si l’expression est heureuse, rend plus belle l’humanité souvent dégradée par des actes qui sont autant de plaies et aussi de cicatrices indélébiles quand on se penche sur l’histoire.

Les convictions acérées et blessantes qui conduisent les hommes à s’opposer avec une brutalité verbale se tairont demain.

Peut-être aussi des regrets, le remords monteront-ils au cœur de ceux qui reviendront sur des actes passés et seront-ils l’occasion d’un nouveau départ.

L’exemple d’Arnaud Beltrame ne saurait être que celui qu’il n’a sans doute même pas souhaité être lui-même être, celui du héros salué aujourd’hui.

Ceux qui l’ont connu ont su placer son acte à sa vraie place.

Sa mère : « Ça ne m’étonne pas de lui, je savais que c’était forcément lui. Il a toujours été comme ça. C’est quelqu’un, depuis qu’il est né, qui fait tout pour la patrie. Il me dirait : « Je fais mon travail, Maman, c’est tout ». »

Son épouse :  « Pour lui, être gendarme, ça veut dire protéger. Mais on ne peut comprendre son sacrifice si on le sépare de sa foi personnelle. C’est le geste d’un gendarme et le geste d’un chrétien. Pour lui les deux sont liés, on ne peut pas séparer l’un de l’autre. »

Et la prière du gendarme qu’il devait avoir à l’esprit dès qu’il a pris conscience qu’il devait intervenir … les mots :

« Dieu d’Amour, de Justice et paix… Je suis gendarme, Je veux être chrétien… Aide-moi à rester juste…. Je dois être vigilant face aux hommes qui peuvent devenir … violents, criminels. …Donne-moi la sagesse… discernant en chacun la présence de ton image…. Garde mon âme dans la sérénité. … Mon devoir … la paix, l’ordre et la sécurité. …Ouvre les esprits et les cœurs… S’il me faut aller jusqu’au sacrifice de ma vie…soutiens mon service, ranime mon courage et fortifie ma foi[1]. »

Arnaud Beltrame … Mort pour la France ?

Oui mais pas seulement.

Mgr Planet a inclus dans son homélie, Dimanche, quand l’Église célèbre l’entrée de Jésus à Jérusalem, ce verset de l’Évangile de la messe du jour :  «… et ce n’était pas seulement pour la nation, c’était afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés[2] Ce verset fait suite à la prophétie du grand prêtre sur la mort de Jésus.

Nous ne pouvons en rester simplement aux symboles.

Dans le monde aujourd’hui, des hommes, des femmes, des enfants souffrent et aussi sont morts et meurent toujours par fidélité à leur baptême.

Arnaud Beltrame est un maillon de cette chaîne qu’aucun fanatisme ne saurait briser.

Un mot est souvent apparu dans les messages : « Respect ».

Plus que du respect… ce qui est déjà beaucoup, c’est une immense reconnaissance d’avoir redonné un sens à des mots comme « service », « don de soi », « sacrifice ».

Et aussi merci de nous rappeler que nous devons rester dignes de l’héritage que nous avons reçu.

 

2018.03.31

201803.30 DENIS MONOD-BROCA

Désolé de jouer les rabat-joie mais un minimum de lucidité ne serait pas superflu…

Quand Séguéla dit « par son sacrifice Arnaud Beltrame nous a lavés de nos péchés », il ne croit pas si bien dire. Très certainement il y croit, à ce sacrifice rédempteur, et il n’est pas le seul.
Dans une invraisemblable régression, retombés corps et âme dans la pensée sacrificielle, c’est bien cela que nous croyons et que nous espérons : par le courage d’un seul être lavés de notre pusillanimité à tous, par l’abnégation d’un seul être lavés de notre addiction collective au confort et à la sécurité, par la mort d’un seul être lavés de tous nos reniements individuels et collectifs, par le sang d’un seul être sauvés.
Mais ça ne marche pas comme ça.
Un sacrifice n’a pas ce pouvoir-là.
Ce n’est pas ainsi que nous retrouverons courage, abnégation, lucidité, fidélité à nos principes.
A moins d’un miracle…
Par l’hommage national rendu à Arnaud Beltrame, par la bouche d’Emmanuel Macron, nous avons crié à la face du monde : « vous voyez, nous non plus nous n’avons pas peur de la mort, vous voyez, nous aussi nous pouvons nous sacrifier pour notre idéal ! » Mais c’est un énorme mensonge. Nos vies, nos pensées, nos politiques sont entièrement tournées vers le confort pas vers le risque, vers la sécurité pas vers la mort, vers la satisfaction individuelle pas vers l’amour d’autrui, vers la réussite pas vers le sacrifice.
Allons-nous miraculeusement nous corriger, nous convertir ?
En mettant tant d’espoir en un acte exemplaire isolé, nous nous préparons une très redoutable gueule de bois…

RÉPONDRE À DENIS MONOD-BROCA ANNULER LA RÉPONSE.

 

Réponse du 2018.03.31

Je ne connais Mr Séguéla que par la médiatisation dans laquelle il est à considérer comme un orfèvre.

Vous : « Quand Séguéla dit « par son sacrifice Arnaud Beltrame nous a lavés de nos péchés », il ne croit pas si bien dire. »

Commentaire : Votre analyse est bonne quand vous dites (je résume) que la France aurait communié à ce chant de louange en saluant « l’acte sacrificiel » d’Arnaud Beltrame tous unis derrière « son » Président.

Vous dites à juste titre que ça ne marche comme ça.

J’en conviens d’autant plus que nous sommes dans un semaine que la liturgie catholique appelle Sainte.

Avant-hier et hier, les catholiques ont célébré le mémorial et le sens de ce mémorial dans les célébrations de la liturgie des Jeudi et Vendredi Saint.

Vous me pardonnerez ce rappel théologique qui n’est pas l’habitude sur ce site.

Mais vous êtes aussi dans le vrai quand vous affirmez : « Mais c’est un énorme mensonge. Nos vies, nos pensées, nos politiques sont entièrement tournées vers le confort, pas vers le risque, vers la sécurité, pas vers la mort, vers la satisfaction, individuelle pas vers l’amour d’autrui, vers la réussite, pas vers le sacrifice. »

Vous êtes grandiose ! On croirait lire Victor Hugo !

Hélas oui ! Le courage d’aller jusqu’au bout, l’altruisme … ne sont pas les vertus propres de la plupart de ceux qui, comme des moutons, suivent les cortèges qui se forment dans nos rues après Charlie, Nice, Le Bataclan… pour en rester à l’hexagone. Ils sont légion ceux qui adoptent une nouvelle identité « Je suis … » sur fond de drapeau bleu-blanc-rouge ».

Mais au fond ça veut dire quoi ? Quelques jours plus tard à peine on passe à autre chose.

Je reviens à l’essentiel.

Personne parmi ceux qui ont assisté avant-hier et hier aux Offices de la Semaine Sainte n’a dit « Je suis le Christ » et pourtant tous ont « communié » à cette identité dans le contexte de la liturgie catholique… dans leur cœur.

Nous n’avons pas besoin de cet affichage public (publicitaire à la façon Séguéla) pour affirmer notre identité. Elle reste intérieure.

Arnaud Beltrame a été, par les circonstances, appelé à exprimer extérieurement cette identité mais pas, comme beaucoup le pensent, par désir de s’afficher. Il a agi d’abord en personne responsable conscient que sa fonction pouvait (… et d’une certaine façon devait) avoir cette dimension. Il n’est pas « mort pour la France ». Il a donné à tout le monde l’exemple de la cohérence qui, si nécessaire, conduit à donner sa vie. C’est, faut-il encore le rappeler, ce qu’on fait beaucoup de Français qui ont donné leur vie pour défendre -aussi- la patrie, pour m’en tenir au XX° siècle, au cours des deux guerres mondiales.

Le « sacrifice » ? Cette dimension, pour un catholique, n’est pas séparable de l’union qui le lie par le caractère qu’il a reçu, avec Jésus-Christ, le seul qui peut dire « Ma vie nul ne la prend mais c’est moi qui la donne afin de racheter tous mes frères humains ». Si Arnaud Beltrame a fait le sacrifice de sa vie dans ce contexte ce n’est que, si l’on veut comprendre qu’il l’a fait à titre personnel, sans chercher à devenir le héros qu’il est devenu -ce qu’il est légitime et juste de souligner- mais sans qu’il soit l’objectif premier de son acte. 

Votre conclusion : « Allons-nous miraculeusement nous corriger, nous convertir ? »

C’est bien là toute la question.

« En mettant tant d’espoir en un acte exemplaire isolé, nous nous préparons une très redoutable gueule de bois… »

Et vous donnez aussi la réponse… Hélas

Cordialement

[1] https://dioceseauxarmees.fr/prieres/53-priere-du-gendarme.html

[2] Jean 11, 52

Silence

Titre original du livre de Shûsako Endô (1966) : Chinmoku

         Il a beaucoup été question de l’auteur et du roman éponyme à l’occasion de la sortie en 2017 du film de Martin Scorsese « Silence ». La qualification « roman » du livre se justifie par le mode sur lequel l’auteur l’a écrit mais qui plonge dans l’histoire bien réelle du christianisme au Japon ainsi que des principaux personnages. 

         Dans l’avant-propos Shûzaku Endô pose le contexte : « Les nouvelles parvinrent à l’Église de Rome. Christophe Ferreira, envoyé au Japon par la Compagnie de Jésus portugaise, après avoir subi le supplice de « la fosse » avait apostasié à Nagasaki. Missionnaire tenu en haute estime, il avait passé trente-trois ans au Japon, occupé la position élevée de provincial et avait été une source d’inspiration tant pour les prêtres que pour les fidèles. C’était aussi un théologien très averti et, pendant les persécutions, il s’était clandestinement rendu dans la région de Kamigata, afin d’y poursuivre son apostolat. Les lettres qu’il envoyait à Rome témoignent d’un courage indomptable, aussi paraissait-il impensable qu’un tel homme pût trahir sa foi, si terribles que fussent les circonstances devant lesquelles il fut placé ».

         Et de préciser « A partir de 1587, le régent Hideyoshi, contrairement à son prédécesseur entreprit une effroyable persécution. Elle débuta par la « Crucifixion des Vingt-six », prêtres et fidèles exécutés à Nishizaka[1], à Nagasaki. Partout ensuite, et dans tout le pays, les chrétiens furent chassés de leurs foyers, torturés et cruellement mis à mort ».

Mémorial des 26 martyrs (Nagasaki – Nishizaka Hill)

         Le film, dont le scénario est déjà écrit puisque Scorsese a lu le livre et, à l’en croire, porte en lui cette histoire jusqu’à l’obsession depuis plus de 20 ans, est l’occasion de revisiter l’histoire du christianisme et plus particulièrement au Japon.

         Au XXI° siècle cette histoire vécue prend un relief tout particulier dans un monde qui subit depuis de longues années sur un mode traumatique omniprésent, un choc des religions selon des modalités très diverses. Traumatisme, non pas que les religions soient la cause de cette vision pathologique, mais parce que les déviations sont de plus en plus fréquentes qui jettent sur elles l’ombre de la suspicion, de la méfiance jusqu’au rejet.

         « Silence » ayant pour théâtre le Japon et la relation très conflictuelle que le christianisme a entretenu avec la civilisation japonaise, il est intéressant de lire Silence et de voir le film comme le récit de l’histoire de l’enracinement de l’évangélisation dans des terres qui avaient une tradition philosophique et religieuse très éloignée du christianisme.

         Il ne s’agira pas tant dans cette note de lecture de raconter l’histoire que d’essayer de plonger dans les racines de la présence chrétienne au Japon.

         Pour commencer il est utile de préciser quelques données biographiques sur l’auteur du livre, Shûzaku Endô.

         Né à Tokyo en 1923, il est mort à Tokyo en 1996. Il est l’auteur de nombreux romans dont le fil directeur est étroitement tressé autour de la religion catholique. Il est souvent présenté comme converti au catholicisme mais il tient à préciser lui-même, quand on l’interroge sur son baptême reçu à l’âge de 12 ans[2] : « J’insiste sur l’emploi de la forme passive parce que mon baptême n’était pas, de ma part, un acte libre ».

         Un séjour en France, à Lyon, de 1950 à 1953 pour étudier la littérature, ouvre un horizon nouveau devant lui, japonais et catholique, découvrant l’affrontement entre la culture de son pays d’origine et celle de la France dont les racines plongent dans le terreau chrétien de toute l’Europe. Shûzako Endô parlera de son catholicisme en ces termes : « J’ai reçu le baptême quand j’étais enfant. Autrement dit, mon catholicisme était une sorte de prêt-à-porter. (…) J’étais décidé à faire de ce prêt-à-porter quelque chose qui corresponde à mon corps ou à m’en débarrasser et trouver un autre costume qui m’aille. (…) Plusieurs fois j’ai pensé à me débarrasser de mon catholicisme mais finalement j’en ai été incapable. Je ne l’ai pas fait parce que je n’ai pas pu. La raison doit en être qu’après tout il faisait partie de moi. Le fait qu’étant jeune il m’ait ainsi profondément pénétré est un signe… »

         Il écrit son premier roman en 1954 mais c’est l’année suivante qu’il publie Shiroi Hito (L’Homme blanc) pour lequel il est lauréat du prix Akutagawa, le prix littéraire le plus prestigieux du Japon.

         Graham Greene, qui peut lui être comparé sous l’angle de la foi catholique, disait de son œuvre qu’elle était « celle d’un des plus grands romanciers de notre temps ».

         Shuzaku Endo rentré au Japon après son premier séjour en France et, malgré l’obstacle qu’il voit à faire comprendre le message de l’Évangile au Japon, adopte le parti de présenter le Christ comme « un pauvre, faible et sans défense, submergé par la douleur, impuissant et prêt à pardonner. Un Christ insensible aux honneurs comme aux titres, aux traditions  et à l’argent. (…) Endô livrait ainsi à ses compatriotes non croyants des perspectives originales sur le Dieu des chrétiens, en dehors de toute spéculation[3] ».

         L’histoire de Silence suit le cours historique introduit dans l’avant-propos ci-dessus.

         Informés du bruit qui court de l’apostasie de leur maître qu’ils tenaient en haute estime, trois jeunes prêtres demandent à partir à sa recherche au Japon, malgré l’édit d’expulsion qui frappe les missionnaires catholiques et les persécutions qui sévissent.

         Seulement deux parviendront à mettre le pied au Japon et entreprendront un périlleux voyage. Ils embarquent sur un bateau marchand, accompagnés par un japonais, Kichijiro, rencontré à Macao. Ce dernier se révélera progressivement comme un chrétien apostat qui a sombré dans la déchéance, ayant fui le Japon alors que sa famille a été anéantie par la persécution. Parvenus au Japon, guidés par Kichijiro, les deux prêtres partent à la recherche de communautés chrétiennes qui pourraient les informer sur le père Christophe Ferreira.

         Ils doivent se séparer quand le danger d’être arrêtés se fait plus pressant. Sébastien Rodrigues est arrêté le premier, trahi par Kichijiro. Commence alors pour lui un long calvaire physique autant que moral, qu’il va parcourir, à travers les épreuves et les trahisons, exerçant chaque fois que possible son ministère auprès des catholiques cachés, jusqu’à la rencontre de Christophe Ferreira et ce parcours sera une descente progressive dans le questionnement tourmenté de la foi… de sa foi.

         L’inquisiteur Inoué construit le piège dans lequel il veut entraîner Sébastien Rodrigues autour de l’argument : « Le Japon est une terre marécageuse. Les racines du christianisme ne peuvent qu’y pourrir ». Et le père Rodrigues succombera non sans une ultime résistance. Mis en présence de Ferreira, son maître qui a apostasié, l’interprète d’Inoué le presse de fouler aux pieds l’efumi[4].

Gravure symbolisant l’efumi

         A la fin du roman, Shûzaku Endô fait intervenir le Christ qui « parle » à Rodrigues : « Piétine ! piétine ! mieux que personne je sais la douleur qui traverse ton pied. Piétine ! C’est pour être foulé aux pieds par les hommes que je suis venu au monde. C’est pour partager la souffrance des hommes que j’ai porté ma croix. Le prêtre pose le pied sur l’efumi. L’aube éclate. Au loin, le coq chante[5] ».

         Quelles que soient nos convictions il est impossible de rester insensible devant cette tragédie qui a parfois des accents cornéliens.

         Ce bref résumé ne laisse qu’entrevoir la trame intime du récit qu’il faut suivre page après page et qui s’inscrit autour de ce silence présenté comme le silence de Dieu qui paraît insensible à la souffrance de ceux qui, comme Sébastien et les chrétiens cachés, semblent avoir été abandonnés.

         Il faut lire le livre sans jamais perdre de vue son auteur. Ce qu’il dit à propos de son baptême est complété par cette ultime conclusion : «… Je pense qu’il avait fini par grandir avec moi » dit-il, parlant de son catholicisme.

         Toute son œuvre est profondément marquée par le sceau du baptême reçu quand il était enfant mais qu’il reconnaît comme une marque « passive », difficilement assumée par son identité japonaise.

         Faut-il aussi lire dans Silence les reproches cinglants de l’inquisiteur japonais Inoué qui veut faire apostasier Sébastien Rodrigues comme ceux-là mêmes que serait à même de se faire Shûsaku Endô ?

         Même si Silence reprend des faits historiques incontestables concernant l’entreprise de la christianisation au Japon, il n’en demeure pas moins que tout le récit mérite la qualification de « roman ».

         Au demeurant, la trame reste cependant celle de la question toujours actuelle de l’évangélisation.

         Quand on considère l’évangélisation à partir de la première mention de l’envoi missionnaire : «  Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde[6] », et si l’on suit cette longue histoire, ce qui apparaît en premier c’est le terrain sur lequel s’enracine ce mouvement : un terrain hostile qu’il faut travailler durement. Et cette même histoire s’est reproduite sur le même mode avec des variations dans tous les pays où le message de Jésus-Christ s’est implanté. La réflexion qui porte sur les conditions et l’adversité -les oppositions de toutes sortes- est légitime mais partir de l’a priori idéologique selon lequel certains terrains sont impropres parce que leur idiosyncrasie les rend imperméables au message est une erreur. Partout et toujours, les persécutions anti chrétiennes ont pour origine un conflit dont l’origine est humaine, né de l’incompréhension et souvent de frustrations, dont le principal motif est une rivalité de pouvoir.

         La christianisation du Japon qui a été initiée par saint François Xavier en 1550 a été florissante et a touché tous les milieux sociaux[7], y compris les intellectuels et les notables jusqu’à ce que des rivalités opposant les européens, pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’évangélisation, provoquent le rejet par les autorités et notamment Hideyoshi qui, d’abord tolérant, finit pas déclencher l’exclusion des missionnaires et la persécution des chrétiens dont les 26 martyrs de Nagasaki le 5 février 1597.

        Dans le livre quand Sébastien Rodrigues est confronté à Christophe Ferreira le dialogue qui les oppose est presque surréaliste.

        – « Vous et vos pareils, dit Ferreira, ne voyez du travail des missionnaires que les dehors, vous n’en considérez pas l’amande. Il est vrai qu’au cours  de mes vingt ans de travail à Kyoto, en Kyushu, en Chugoku, à Sendaï et ailleurs, des églises furent bâties, des séminaires fondés à Arima et Azuchi, et que les Japonais se convertissaient à qui mieux mieux. Le chiffre même de 200 000 chrétiens est une estimation prudente, il y en eut, à une certaine époque, jusqu’à 400 000.

        …/…  Certes, si les Japonais avaient été amenés à croire au Dieu que nous leur prêchions, mais dans les églises qui furent construites dans tout le pays, ils ne priaient pas le Dieu des chrétiens. Ils l’avaient adapté à leur mode de pensée d’une façon que nous ne saurions imaginer. Si vous appelez ça Dieu … Non ce n’est pas là Dieu. »

        – « Pas du tout, répond Rodrigues, je refuse d’écouter vos propos insensés. Il n’y a pas longtemps que je suis au Japon, mais de mes propres yeux, j’ai vu les martyrs.» Il se voila le visage et poursuivit entre ses doigts : « de mes propres yeux je les ai vus mourir, brûlant de foi. »

         … Et longtemps après, alors que le retour de prêtres au Japon se fait progressivement dans le silence : « Un mois environ après l’inauguration de l’église d’Oura, le 17 mars 1865, le P. Bernard Petitjean vit de sa fenêtre un groupe de douze à quinze personnes, hommes, femmes et enfants, qui se tenaient avec respect devant la porte fermée de l’édifice. …/… Pendant deux cents ans les chrétiens avaient vécu sans aucun prêtre pour leur administrer les sacrements ou leur venir en aide, sans possibilité d’entrer en relation avec l’Église dans le reste du monde. Et pourtant ils avaient gardé « le même cœur » que les chrétiens d’Europe. …/… Un jour un chrétien venu des Gotô se présenta accompagné d’un « baptiseur » qui, après avoir exposé sa dévotion au chapelet, récité sans Gloria Patri comme c’était la coutume au XVIIe siècle, posa ensuite deux questions : les missionnaires connaissent-ils le chef du Royaume de Rome ? les missionnaires sont-ils mariés ? Le baptiseur se réjouit d’entendre la réponse : le nom du Pape, Pie IX, et l’annonce que les missionnaires gardaient le célibat. Il sembla que, pour lui, les trois signes les plus évidents de la foi catholique des nouveaux arrivés avaient été la dévotion à Marie, l’union avec le successeur de Pierre et le célibat des prêtres. » [http://www.mepasie.org/rubriques/haut/pays-de-mission/le-japon/]

         Shûzaku Endô autant que Scorsese ont une histoire personnelle qui traverse le récit et dans lequel chacun pourrait endosser l’un après l’autre le rôle des personnages de Ferreira, Rodrigues, Garupe et Kichijiro.

Conclusion

         En filigrane, Silence pose avant tout une question : l’universalité du message évangélique.

         Le « silence de Dieu » n’est pas seulement celui auquel se heurtent les missionnaires dans le contexte particulier de la christianisation du Japon. Il s’est toujours posé depuis les origines. La question quant à elle est pertinente si la réponse n’est pas univoque, voire, chacun a sa propre réponse dans sa vie personnelle.

         Le « silence de Dieu » est autant une question qu’une réponse et le chrétien ne peut opposer à ce « silence » qu’une seule réponse : « Que veux-tu ? Qu’attends-tu de moi ? Me voici ».

[1] Nishizaka Hill est une colline sur laquelle a été érigé, à Nagasaki, le Mémorial des 26 martyrs chrétiens.

[2] Cf. notice biographique in Silence, Shûzaku Endô, Folio Editions Denoël 1992

[3] Cf. Shûzaku Endô, (1923-1996) : Un nouveau Graham Greene au Japon

[4] Au Japon, méthode utilisée par les autorités du shogunat Tokugawa pour repérer les personnes converties au Christianisme, religion alors interdite et persécutée au Japon. Elle consistait à forcer des individus suspects à piétiner une médaille de Jésus ou de Marie devant des officiels.

[5] Silence Folio Editions Denoël , 1992.

[6] Matthieu, 28, 19-20

[7] Le 7 février 2018 se tiendra à Osaka la Messe solennelle de béatification du Vénérable Justo Takayama Ukon (1552-1615), le samouraï du Christ, personnage cher à l’Eglise au Japon & http://eglasie.mepasie.org/asie-du-nord-est/japon/2016-02-18-beatification-d2019un-samourai-chretien-martyr-juste-takayama-ukon-1552-1615

Pizzicatho

2918.01.06

God in the Dock (1940)

C.S. Lewis

 

Dieu au banc des accusés

Editions Raphaël (2010)

Clive Staples Lewis 1898-1953 est principalement connu comme l’auteur de The Chronicles of Narnia [1]. Irlandais, il a exercé comme professeur de littérature anglaise du Moyen Age et de la Renaissance à l’Université d’Oxford. Il était un grand ami de J.R.R. Tolkien[2]. Avec d’autres auteurs ils se réunissaient dans un cercle littéraire, The Inklings[3], pour faire des lectures de leurs romans en cours. La saga des Chroniques de Narnia qui appartient au genre de l’Heroic Fantasy[4] a rencontré un immense succès dans les pays anglo-saxons depuis la sortie du premier tome en 1950.

Lewis est aussi très connu pour avoir écrit Screwtape Letters[5], une relation épistolaire qu’entretiennent le diable (Screwtape) et un élève qu’il a envoyé sur la terre pour séduire par la tentation un jeune converti et le détourner de cette voie. C.S. Lewis fait preuve d’humour, parfois non dénué de causticité, qu’il met au service d’une apologie de sa foi.

« Je crois au christianisme tout comme je crois que le soleil s’est levé ce matin. Non pas parce que je le vois, mais parce que grâce à lui, je vois tout le reste. » C.S. Lewis

C.S. Lewis un prophète des temps modernes ?

God in The Dock traduit sous le titre Dieu au banc des accusés est un recueil d’essais et de discours publiés par C.S. Lewis entre 1942 et 1948. Seul le dernier est plus tardif et date de 1963. Ils peuvent être lus comme une apologie du christianisme que Lewis rédige à partir de quelques contradictions apparentes.

« Ouvrir un livre de Lewis, c’est toujours comme ouvrir une fenêtre dans une pièce qui sent le renfermé. » [Quatrième de couverture]

« Lewis enjambe tous les pièges dans lesquels se débattent tant d’auteurs contemporains, y compris les incroyants qui pensaient nous surprendre par leur Mythe du Dieu incarné[6]. De nos jours, le mot mythe … est, au mieux, défini comme un genre de langage imagé pour sauvages. »

Encore plongé dans l’athéisme farouche de sa jeunesse Lewis était allé aussi loin que ces incroyants comme il ressort d’une lettre datée du 12 octobre 1916 et adressée à l’un de ses plus vieux amis : « Toutes les religions ou mythologies ne sont que pures inventions humaines. … Ainsi le christianisme prit naissance, une mythologie parmi tant d’autres.[7]»

God in the Dock, Au fil des pages…

Miracles

« Nous pouvons faire les expériences les plus extraordinaires, jamais nous n’admettrons qu’il s’agit de miracles, si nous avons adopté un point de vue philosophique qui nie le surnaturel. »

Le matérialisme a tellement imprégné la pensée occidentale au vingtième siècle, que croire au surnaturel est devenu la marque d’une certaine faiblesse d’esprit.

Ce principe est généralement admis par nombre d’intellectuels épris de modernité et s’applique sans beaucoup d’esprit critique au prétexte que les prétendus « miracles » trouvent aujourd’hui une explication scientifique. La science ! Le grand mot. Et croire aux miracles est au pire avoir des hallucinations, au mieux le signe d’une carence crasse de rationalité quand ceux qui « y croient » ne sont pas considérés comme proches de l’arriération mentale.

Tout le monde s’accorde, – et en première ligne ceux qui sont devenus, par entêtement idéologique, des défenseurs fanatiques de l’écologie – à reconnaître le merveilleux ordre de l’univers sans forcément y voir l’actualisation permanente des lois de la nature que le Créateur a écrites … quelle que soit la conception que l’on ait de ce Créateur, « grand horloger » « grand architecte » … : par exemple, le soleil « se lève » et « se couche » selon une « programmation » qui se répète tous les jours. Mais si d’aventure ces lois étaient modifiées par la survenue d’un phénomène inexpliqué – vous avez dit un « miracle ! – le doute s’empare des « esprits éclairés » non pas tant sur la réalité d’une exception aux lois de la nature que sur la lucidité et le bon sens de ceux qui l’ont observée.

Cela n’empêche pas les mêmes « rationalistes » d’admettre comme validées des hypothèses qui n’ont pas encore trouvé la moindre démonstration scientifiquement prouvée : citons seulement, à titre d’exemple, les origines de l’univers, de l’homme et l’évolution des espèces, etc. Ce sont toujours des hypothèses qui sont érigées en dogmes et malheur à celui qui les conteste. Il tomberait sous le coup de l’accusation de négationnisme.

Dans ce même chapitre, Lewis ne sombre pas dans l’affabulation intempestive en prenant des exemples typiquement évangéliques. Celui de la vigne : « Dieu crée la vigne et lui apprend à tirer l’eau à l’aide de ses racines et, par l’action conjuguée du soleil, à transformer cette eau en jus qui en fermentant acquerra certaines propriétés ». Transposant ce phénomène naturel au domaine surnaturel – les noces de Cana – il pose simplement une question. Et de même à propos du blé qui deviendra du pain à l’évocation de la multiplication des pains. Et ainsi de suite : la multiplication des poissons, le figuier desséché, les miracles de guérison … Lewis fait œuvre d’intelligence et de profonde rationalité par ces parallélismes qu’il établit entre le naturel et le surnaturel, précisément parce qu’il ne confond pas les deux domaines. Sans le dire explicitement il nous invite à contempler l’action libre de Dieu qui ne viole pas les lois dont il est l’auteur ni gratuitement ni pour en faire une exception qui confirme la règle.

Mais Lewis ne peut manquer d’évoquer un miracle entre tous : la conception virginale du Fils de Dieu[8]. En quelques mots il nous rappelle quand même le génie[9] que suppose la procréation à chaque fois « qu’une particule microscopique d’une substance [du père] vient féconder la mère ». Et Lewis de conclure avec son acuité coutumière que « pour éviter la corruption, pour donner à l’humanité un nouveau départ, Dieu a court-circuité en quelque sorte le processus habituel ».

Dans ce long article – le plus long du livre – Lewis avoue qu’il ne prétend pas « rendre les miracles moins miraculeux … ni chercher à prouver qu’ils sont plus plausibles parce qu’ils présentent moins de dissemblance avec les éléments naturels. Je m’efforce, dit-il, de répondre à ceux qui prétendent que ce sont des interruptions absurdes de l’ordre universel, arbitraires, théâtrales indignes de Dieu ». Et on peut sans complexe suivre Lewis sans réticence sachant quelle place accorde à l’imagination l’auteur de The Chronicles of Narnia.

Lewis est parfois difficile à suivre tant son raisonnement est foisonnant. Ainsi s’engage-t-il dans une autre direction, à l’observation de « comment va le monde » : qui ne serait pas frappé par la dégradation de notre environnement … : « viendra un temps, pas infiniment éloigné, où le mécanisme de l’horloge s’arrêtera ou se disloquera sans que la science puisse faire quoi que ce soit » … Prophète, Lewis ?

Pour terminer ce chapitre Lewis consacre les dernières réflexions à « ceux qui confondent lois de la nature et lois de la pensée ». Pour le formuler simplement, et si j’ai bien compris, il souhaite nous faire entrer dans le raisonnement sur la transparence pour l’intelligence des processus normaux de la nature ou pourquoi nous sommes en mesure d’expliquer son comportement. Les miracles de l’Évangile ne sont pas des accidents. « Car avec Dieu il n’y a jamais d’accident. ». « La réalité divine est comme une fugue. Tous ses actes sont différents, mais tous riment les uns avec les autres ou se répondent comme le cri et l’écho. » … Poète Lewis ?

Et de conclure par cette vision de Julienne de Norwich : « Le Christ lui apparut, tenant un objet de la taille d’une noisette et disant : « Voici toute la création. » Et cela lui sembla si petit, si fragile qu’elle se demanda comment cela pouvait bien tenir ensemble.[10] »

 Dogme et univers

« C’est un lieu commun que de reprocher au christianisme l’immuabilité de ses dogmes alors que le savoir humain et en continuelle évolution. Les hommes, en contemplant un ciel étoilé éprouvent un respect religieux mais pas les singes. »

« Lorsque l’immensité de l’univers nous effraie c’est que nous avons peur de notre propre ombre. …/… Je ne dis pas que nous avons tort de trembler devant cette ombre car c’est l’ombre de l’image de Dieu. …/…  La doctrine de l’Incarnation ne serait incompatible avec ce que nous connaissons de ce vaste univers que si nous savions aussi qu’il existe d’autres espèces d’êtres pensants qui, comme nous, ont chuté et ont besoin du même mode de rédemption que nous, sans que celui-ci leur ait toutefois été accordé. …/… Qui sait si l’univers n’est pas plein de vies qui n’ont pas besoin de salut ou qui ont déjà obtenu le salut. …/…  C’est le partisan de l’évolution créatrice qui devrait trembler en contemplant le ciel nocturne car en réalité il s’est engagé dans un navire en perdition. »

En lisant cette introduction à ce chapitre on peut penser à l’invective de saint Paul dans l’épitre aux Romains 1, 22-23 : « Se vantant d’être sages ils sont devenus fous ; ils ont échangé la majesté du Dieu incorruptible pour des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles. »

Il est, me semble-t-il, mal venu d’exiger du croyant d’apporter la preuve que Dieu existe quand, en contrepartie, il serait plutôt légitime de sommer l’incroyant de prouver qu’il n’existe pas. Egalité : 1 set partout – Changement de balles !

Certains pensent que la véracité des dogmes du christianisme recule en même temps que les connaissances scientifiques augmentent.

Aucune argumentation sérieuse ne peut soutenir que la valeur des connaissances est directement proportionnelle à la seule validité de leur démonstration scientifique.

Avec beaucoup d’à propos et de bon sens Lewis écrit que réciter les articles du Credo « Je crois en Dieu le Père, créateur du ciel et de la terre … » ou « Il est ressuscité des morts » prononcés il y a plusieurs siècles ou aujourd’hui et par des personnes très différentes, atteste qu’elles croient aux mêmes vérités sans que soit remise en question leur vérité dogmatique. Les connaissances scientifiques acquises depuis 2000 ans n’y ajoutent rien ni n’en réduisent en aucune manière la valeur doctrinale.

Mutatis mutandis, les vérités scientifiques acquises il y a des siècles restent des vérités quand bien même les avancées les plus modernes de la science peuvent les modifier sur des points de détail sans remettre en cause les fondamentaux.

Le mythe devenu fait (1944)

« Le christianisme historique est marqué de tant de barbarie qu’aucun homme moderne ne peut honnêtement y souscrire. »

Il est curieux que ceux qui refusent le christianisme en se fondant sur des arguments qu’ils versent au détriment de son historicité reprennent souvent les vérités du christianisme pour valider leurs propres théories. En quelque sorte ils veulent « profaner[11] » ces vérités. En revanche une mystification répandue est ce que j’appellerais une « OPA hostile sur la symbolique chrétienne » qui plaque la terminologie religieuse sur les icônes du monde moderne dans des domaines aussi divers que les arts, les sciences, la politique, le sport…

En somme le reproche pourrait se synthétiser sous la forme d’un aphorisme : « Le Christ oui, le christianisme non ! »

Religion et science (1945)

Un autre regard sur les faits miraculeux du christianisme. Comme souvent Lewis introduit un chapitre par un dialogue. « Regarde un peu : Saint Joseph. …/… Il était l’époux de la Vierge Marie. …/… Mais il fut amené à croire en la naissance virginale … »

C’est le sempiternel refrain de l’opposition entre naturel et surnaturel pour récuser ce dernier. Comme si ce que nous savons aujourd’hui invalidait, par anticipation, ce que tous les hommes savent depuis la nuit des temps à savoir qu’un être humain naît de la relation naturelle entre un homme et une femme.

Cela, la Vierge Marie le savait[12]  et de même saint Joseph[13].

Et Lewis de démonter avec astuce le montage pseudo scientifique de son interlocuteur qui le met au défi.

Celui-ci, après avoir renvoyé dans leurs cages d’illustres « ignorants » – Boèce, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Dante – qui, selon lui, croyaient que la terre était plate, en accord parfait avec la science de leur époque, est remis à sa place par un argument d’autorité : l’Almageste de Ptolémée[14]. C’est la méthode facile autant que fallacieuse qu’emploient les adversaires des religions – athées, agnostiques de tout acabit -, pour les discréditer. On peut citer ici Ernest Renan : « Oui, viendra un jour où l’humanité ne croira plus, mais où elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral, comme elle sait déjà le monde physique… »[15]

Mais il terminait ce même ouvrage par ces paroles « tragiques et ambiguës » comme l’écrit Etienne Wolff dans un discours à la Séance publique annuelle des cinq Académies, le 20 octobre 1992 : « Et j’ai vu ton temple s’écrouler pierre à pierre et le sanctuaire n’a plus d’écho, et, au lieu d’un autel paré de lumière et de fleurs, j’ai vu se dresser devant moi un autel d’airain […] Est-ce ma faute ? Est-ce la tienne ? […] Quand je cherche ton œil de père, je ne trouve que l’orbite vide et sans fond de l’infini […] Adieu donc, ô Dieu de ma jeunesse ! Peut-être seras-tu celui de mon lit de mort… »

Les lois de la nature (1945)

« Elle s’imagine que son fils a survécu parce qu’elle a prié pour lui. »

Voilà la typique conclusion classique et très condescendante de ceux qui ne jurent que par le raisonnement et les preuves. Ils oublient que les lois de la nature sont certes immuables et ont presque toujours pour résultat des conclusions conformes à celles de la physique et des sciences mais qu’il existe aussi un facteur imprévisible et incalculable : la liberté. La nature obéit à des lois mais tous les phénomènes que nous tenons pour naturels ne sont pas à 100% régis par les lois de la physique et des autres sciences.

Que d’exemples parfois tragiques de cet excès de croyance aveugle en l’infaillibilité de la nature qui oublie l’inconnue de la liberté : celle de Dieu et celle de l’homme.

« Les lois de la nature expliquent tout sauf l’origine des événements. …/… Quelle est l’origine de l’espace, du temps et de la matière ? …/… Nous en savons toujours davantage sur le schéma. Nous ne savons rien sur la source … » Et cela tant que nous ne consentons à raisonner qu’avec les clefs de la science.

A propos de deux événements qui s’enchaînent logiquement une question se posera toujours : qui est à l’origine du premier. Quant aux lois de la nature, la solution ne sera jamais de nier l’hypothèse Dieu pour les comprendre.

Qui est le premier, l’œuf ou la poule ? La question reste toujours posée ! Quant à la réponse !?

Le grand miracle L’Incarnation et la Résurrection

« Le christianisme dépouillé, « libéré » de ses éléments miraculeux est-il possible ? » Voilà la question posée.

Les autres religions – notamment les polythéismes de l’antiquité – et les spiritualités philosophico-religieuses – le bouddhisme par exemple – dégagées de leur « mythologie souvent fantasmagorique » ne perdraient rien de leur valeur parce que les éléments miraculeux sont indépendants de leurs fondamentaux. Le christianisme en revanche inscrit toute la doctrine catholique sur « un grand miracle : au-delà de l’espace et du temps, le non-créé, l’éternel, est venu habiter la nature humaine … pour élever la nature avec lui ».

Ce grand miracle a deux volets indissociables : la naissance virginale de Jésus et tout ce qui la précède et la résurrection qui suit nécessairement sa mort constatée par des témoins.

Lewis souligne un fait dont il est peu souvent question : cela se produisit « au sein d’un peuple chez qui l’on ne trouve pas la moindre trace de religion naturelle. …/… L’histoire [du christianisme] reste au-dessus et en dehors des religions naturelles[16] » (cf. complément infra). Faisons remarquer que Lewis classe parmi les religions naturelles celles issues du paganisme ancien où la nature s’exprimait sous toutes les formes y compris les plus dégénérées et les religions antinaturelles qui prônent une maîtrise de la nature [hindouisme, stoïcisme].

Quant à la naissance de Jésus, ce qui est le plus étonnant c’est que le point de convergence entre le naturel et le surnaturel est une jeune fille à laquelle est adressé un message à Nazareth : « Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une jeune fille vierge… »[17].

Un autre fait spécifique du christianisme est le contexte de la souffrance : la souffrance d’un peuple et celle d’un homme qui en est issu.

Le christianisme est incompréhensible tant qu’on n’accepte pas ses fondamentaux qui ne sont pas des miracles pour nous forcer à croire mais qui sont l’intervention de Dieu dans la vie des hommes en passant par des phénomènes naturels, l’incarnation et la mort, mais auxquels il imprime sa marque divine : l’incarnation virginale et la résurrection qui suit la mort sur la Croix.

Complément à la note 16 : « Les thèses essentielles de cette théologie (celle de la bible), les idées qui font l’originalité la moins contestable de la cosmogonie biblique confrontée à ses contemporaines, sont, tout ensemble, que l’univers a une cause personnelle, distincte et indépendante de lui ; que cette cause est unique ; et que c’est elle encore qui continue, depuis, à présider avec autant d’efficacité à la marche du monde. » in La naissance du monde selon Israël, Jean Bottéro

Homme ou lapin (1946)

« Ne peut-on pas faire le bien sans être chrétien ? »

Et Lewis de développer l’idée que celui qui pose la question a sûrement une arrière-pensée : « Ce qui m’intéresse est de faire le bien. Mes croyances je les choisirai non pour la vérité mais leur utilité. »

Si l’homme ne cherche pas la vérité, non seulement il se trompe de chemin mais il est probable que son désir sincère et légitime de faire le bien rencontrera tôt ou tard des obstacles insurmontables.

Là est l’élément clef pour comprendre pourquoi un chrétien, qui n’a ni plus ni moins de limites qu’un non chrétien, a l’assurance de construire un monde où les notions de bien et de mal, non seulement ont un sens, mais sont les fondements de toute civilisation.

Celui qui – en toute bonne foi – pense qu’il agit bien sans avoir à se poser la question : « pourquoi ? » est « une autruche qui se cache la tête dans le sable ». Un jour ou l’autre il devra bien sortir la tête du sable quand il devra se décider à agir dans les domaines que la modernité, mais pas seulement, appelle éthiques, et qui ne sont que l’expression de ce que toutes les philosophies appellent une morale. « La morale est une montagne que nous ne pouvons escalader de nos propres forces. » Lewis de conclure, avec l’humour qui le caractérise, que si nous pensons parvenir à cette altitude il nous sera en réalité impossible d’accomplir la fin du voyage. Sans cordes ni piolet … il ne nous restera plus qu’à essayer de voler.

Le problème avec « X » est que … (1948)

« Pourquoi ne le lui dis-tu pas ? »

Vivre en société est une exigence qui met en jeu la diversité des caractères qui doivent se conjuguer sans en arriver à l’affrontement qui est la cause de la plupart des conflits de la vie quotidienne.

Et Dieu dans tout ça ?

« Il a fourni à l’homme un monde beau et riche où vivre. Il lui a donné l’intelligence et la conscience. Et après avoir fait tout cela il vit tous ses plans contrecarrés par la perversité de l’homme. …/… Il peut, s’il le veut, changer le caractère des gens. …/… [Mais] il préfère avoir un monde d’êtres libres, avec tous les risques que cela implique. »

Les êtres humains ne voient le plus souvent que la face des choses qui leur plaît ou l’inverse, à la différence de Dieu qui voit tout sans se lasser de faire confiance à la capacité de tout homme de revenir et de se corriger. « Il aime les hommes en dépit de leurs défauts. » Il est facile, comme le fait remarquer Lewis, de lui rétorquer qu’il n’est pas obligé de vivre tous les jours avec nous et de nous supporter. Mais un chrétien ne doit jamais oublier que Dieu a été un homme comme nous, qu’il a dû supporter les hommes de son temps, y compris ses apôtres, et que ses ennemis l’ont conduit au Golgotha. Et la conclusion juste de Lewis est que, si nous cessons de scruter les autres à la loupe pour ne voir que leurs défauts, nous apprendrons dans le même temps à mieux cerner les nôtres et à lutter pour nous en corriger… parce que c’est bien la seule chose que nous pouvons obtenir. L’enfer ce n’est pas les autres comme le prétend Jean Paul Sartre, mais nous-mêmes tant que nous ne nous décidons pas à modifier cette part de nous-mêmes qui y conduit le plus sûrement en empoisonnant notre existence et celle des autres.

« Même Dieu avec tout son pouvoir ne peut rendre « X » heureux aussi longtemps que celui-ci reste envieux, égocentrique… » In fine, personne n’est heureux tant qu’il ne se décide pas à l’être vraiment. Et la meilleure façon de s’y prendre est de s’efforcer de se corriger de nos défauts.

Que faire de Jésus-Christ (1950)

« … Le vrai problème, ce n’est pas ce que nous devons faire du Christ mais ce que lui doit faire de nous. »

Avec son humour si particulier, Lewis transpose le dilemme en imaginant la scène d’une mouche à côté d’un éléphant.

En fait c’est une question que beaucoup d’hommes se posent depuis les origines du christianisme. Et ils ont contemplé la question sous les angles les plus divers, intellectuels et moraux.

Les uns prendront le personnage de Jésus plein de sagesse et de bonté mais laisseront de côté toute la théologie. D’autres seront séduits par la hauteur théologique – même s’ils sont loin de tout comprendre – mais trouveront la morale rebutante par ses exigences. …Et il y a ceux qui prendront tout, la foule des chrétiens anonymes depuis les apôtres et les innombrables martyrs des premiers siècles jusqu’à aujourd’hui.

Nul comme Jésus n’a opéré dans sa personne et dans sa vie la synthèse parfaite de la droiture morale et de la vérité.

Comme à son habitude Lewis n’hésite pas à user de comparaisons à la limite du grotesque comme par exemple de dire que celui qui, comme Jésus essaierait de faire comprendre qu’il est le Fils de Dieu, est soit réellement Dieu soit un malade mental … ou d’imaginer quelqu’un qui se prend pour un œuf poché à la recherche du toast qui convienne à sa forme.

Plus sérieusement, Jésus n’a laissé personne indifférent : soit il a été (… il est toujours !) haï comme un imposteur soit il est adoré comme le Fils de Dieu.

Lewis qui a lui-même avant sa conversion affiché un certain mépris pour les Évangiles fait remarquer que ceux qui les tiennent pour une légende ne les ont pas bien lus : « L’arrangement des pensées, des phrases et des mots n’est pas assez artistique pour des légendes. (… n’oublions pas que c’est l’auteur de Chroniques de Narnia qui parle !) Du point de vue imaginatif, ils sont mal construits, et leurs récits ne sont pas correctement élaborés. »

Qu’est ce qui conduit certains à conclure à une légende ?

Peut-être ont-ils trop bien compris que ces « histoires légendaires » nous en disent beaucoup sur la vérité et n’ont-ils pas trop envie de la connaître parce qu’elle les obligerait, pour être cohérents, à la suivre avec ses exigences. Et ces vérités couvrent tous les événements depuis la naissance de Jésus à Bethléem jusqu’à sa mort sur une croix en passant par tout ce qu’on peut lire à travers des personnages comme la femme adultère, la Samaritaine, Zachée et les paraboles comme celles du fils prodigue et du bon Samaritain.

Mais ce qui « dérange » le plus c’est la Résurrection. Car comme le dit si bien saint Paul : « Si le Christ n’est pas ressuscité alors vaine est notre foi. Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes.[18] »

Si le Christ a vraiment existé et que sa mort apparaît comme un échec ce n’est sûrement pas en l’éliminant de notre horizon que nous trouverons pourquoi on se pose toujours la question depuis plus de 2000 ans.

Des prêtresses dans l’Église (1948*)

* Lewis en avance sur son temps ?

Lewis ouvre ce chapitre par un petit dialogue entre Caroline Bingley et son frère :

  • « J’aimerais infiniment mieux les bals s’ils étaient organisés différemment …
  • Ne serait-il pas beaucoup plus raisonnable d’y donner la première place à la conversation plutôt qu’à la danse ? Ce serait beaucoup mieux, sans nul doute, mais ce ne serait plus un bal. »[19]

Qu’en déduit Lewis ? « Il est plus raisonnable de se parler, car la conversation fait avant tout fonctionner la raison … »

Comme souvent Lewis nous entraîne en faisant des détours improbables. Cette introduction pour aborder une discussion sur l’hypothèse de l’ordination des femmes dans l’Église anglicane. N’oublions pas que Lewis écrit en 1948. Nous sommes en 2017.

Et Lewis, toujours sur la ligne de la citation du roman de Jane Austen, de dire que cette proposition ferait de nous des gens plus raisonnables « mais que cela ressemblerait beaucoup moins à une Église ». …

« Nous manquons de prêtres… On a découvert que la femme est capable de faire nombre de choses que l’on croyait du seul ressort de l’homme… »

Quittons le raisonnement de Lewis, qui ne manque certes pas de logique. Dans la profession que j’exerce, la médecine, j’ai vu se produire de profonds bouleversements qui sont surtout de l’ordre des mentalités. La profession s’est beaucoup féminisée, pour le plus grand bien de cette même profession et notamment dans des spécialités où les hommes régnaient en maîtres quasi absolus jusqu’au despotisme frisant le mépris.

… Oui, mais ! La comparaison est-elle juste ?

Préjugés ? Orgueil ? Orgueil et préjugés ?

Et s’il s’agissait plutôt d’une incompréhension qui dépasse la seule nature ! On a reproché à l’Église catholique d’élever à l’hyperbole le culte de la Mère de Dieu au point de l’ériger « au rang de la quatrième personne de la Trinité ».

Ensuite de quoi Lewis nous offre un petit traité de la plus exquise théologie en 10 lignes !

Mais au fait, n’est-on pas en train d’oublier une notion essentielle ? On parle de l’homme, on parle de la femme et il est vrai qu’aujourd’hui ces notions sont très discutées, mais … la vraie question est : qu’est-ce-qu’être prêtre ?

Là est justement le cœur du « problème » si on érige la question en problème. Le prêtre, souligne Lewis, « est avant tout un représentant dont la mission est double : celle de nous représenter auprès de Dieu et celle de représenter Dieu auprès de son peuple ».

Considérons la question dans une optique moins théologique : que deviendrait la vie intérieure du chrétien pour qui l’image de Dieu serait indifférenciée ? Dit autrement : est-ce la même chose de s’adresser à Dieu en l’appelant notre Père ou notre Mère ? … Et en remontant dans le temps faudrait-il redécliner tous les mystères de la doctrine catholique ?

Certains objecteront que l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. « Homme et femme il les créa ».

Mais Jésus-Christ ? …

In fine c’est tout l’édifice de la vie spirituelle qui se trouve renversé, la relation de l’âme et du corps, l’unité de la personne.

Ces revendications ont-elles un fondement : dans quelle direction vont ceux ou celles qui réclament … quoi au juste ? Égalité ? Quelle égalité ? Le risque n’est pas mince de basculer dans l’uniformité. Sans opérer un glissement risqué et douteux la question reste posée du sens de la sexualité mais seulement dans un sens anthropologique, excluant toute ambiguïté inconvenante avec le domaine théologique.

Lewis cite ici un dicton militaire : « On salue l’uniforme et non celui qui le porte ». Avec cette référence il élève le débat à son seul et véritable niveau : dans la personne du prêtre l’Église ne voit et ne peut voir que celui qu’il représente, Dieu, ainsi que l’a voulu le Christ en instituant le sacrement de l’Ordre d’abord par les paroles « Ceci est mon Corps… Ceci est mon Sang » puis « Faîtes ceci en mémoire de moi ».

Une digression actuelle sur un sujet que Lewis n’aborde pas : celle des prêtres qui ont failli à leur engagement. Mais elle est en filigrane quand il écrit : « Un homme peut être un mauvais mari ; mais les choses ne vont pas s’arranger en inversant les rôles ».

… Alors, pour revenir au roman de Jane Austen, gardons au bal sa fonction : la danse. Cela n’interdira pas les conversations ni le dialogue.

Dieu au banc des accusés (1948)

Comment « présenter la foi chrétienne à un public de non-croyants » ? Lewis récuse avoir la compétence pour traiter ce sujet avec pertinence. Sur la base de son expérience de conférencier devant des publics très différents, majoritairement de la R.A.F., il reconnaît que sous la bannière de « non-croyants » se rangent toutes sortes de formes y compris ce qu’il appelle le « flou théologique ». De cette même expérience il tire une autre conclusion : qu’en général il observe que ses auditeurs s’intéressent plus à l’homme de la préhistoire qu’à l’homme de l’histoire, le premier étant plus compréhensible scientifiquement que le second ! Entre ces deux extrêmes on évolue dans une zone d’ombre où se meuvent, comme dans le brouillard, des formes fantomatiques. La raison avancée est le manque de fiabilité des sources et dans ces sources il faut aussi compter – chose étonnante – les Évangiles qui sont perdus dans la forêt des événements historiques les plus divers.

Pour trouver une explication, Lewis fait appel à la linguistique. Il voit dans la langue anglaise deux niveaux : l’un plus cultivé et l’autre qui serait celle du « peuple » qu’il faut apprivoiser. D’où un vocabulaire qui déambule entre les significations et rendant le dialogue d’autant plus improbable. Ainsi pour la foi chrétienne, l’extrême difficulté de se faire comprendre avec les mots du vocabulaire philosophique et théologique. Finalement tout devient un problème de traduction.

Je me limiterai au commentaire d’un mot qui ressort presque du mythe : le péché. La difficulté principale étant qu’il faut en avoir conscience. Là encore Lewis est un précurseur – même en Angleterre en 1948 – quand il aborde la question de la contraception qui en même temps qu’elle a transformé les conséquences de l’acte sexuel a par la même occasion balayé la conscience morale de l’acte puisqu’elle a réduit à néant ce qui est considéré comme un « risque », savoir la possibilité de l’enfant. Et Lewis de conclure que le plus simple est d’éviter l’intellectualisme pour s’en tenir à parler de Jésus comme de celui qui appelle à venir à lui. 

Nous n’avons aucun droit au bonheur (1963)

« Il n’y avait pas l’ombre d’un doute que M. A. et Mme B. étaient très épris d’un de l’autre ». … « Après tout, ils avaient droit au bonheur. »

Ainsi C.S. Lewis introduit-il son dernier chapitre. En 2017 il garde toute son actualité.

Et sa réflexion suit son cours sur le « droit au bonheur ». Lewis, comme à son habitude, élargit le champ de sa pensée.

Le droit ? Lewis en donne sa définition : « J’entends par droit une liberté qui m’est garantie par les lois de la société dans laquelle je vis ».

Le fil conducteur de l’article, pour aussi trivial qu’il soit – la relation charnelle entre un homme et une femme – se veut en réalité une mise au point sur la loi et la morale. Là encore Lewis est en avance sur son temps. De tous les plaisirs auxquels l’être humain peut accéder sur terre, celui qui apparaît le plus intense est celui que procure l’acte sexuel. C’est pourquoi il est si souvent en cause dans les ruptures. Mais pour une fois Lewis, à mon avis, ne va pas au bout de sa réflexion et s’arrête au milieu du gué. Sa conclusion reste trop terre à terre tout en étant sans doute celle que l’on peut tirer de l’observation de la vie en société aussi loin que l’on remonte dans le temps : « Un fois admis dans un domaine, le principe funeste [du droit au bonheur] s’infiltrera peu à peu dans notre vie tout entière. Ceci conduira à un type de société où non seulement chaque homme, mais chaque instinct dans chaque homme, voudra qu’on lui donne carte blanche ».

Lewis, toujours précurseur, avait sans doute compris, comme nous le voyons aujourd’hui, que l’être humain ne veut pas trop laisser de place à la morale pour guider sa vie.

Et sa conclusion n’encourage pas l’optimisme : « A ce moment, même si nous pouvons penser que nos connaissances techniques nous permettront de survivre plus longtemps, l’âme de notre civilisation sera morte et, sans même que qui que ce soit ose ajouter « malheureusement », celle-ci ne tardera pas à disparaître ».

Calamus

2016.12.22

 

[1] http://www.narnia.com/us/books/

[2] http://www.christianitytoday.com/history/2008/august/j-r-r-tolkien-and-c-s-lewis-legendary-friendship.html

[3] https://www.biography.com/people/cs-lewis-9380969

[4] A work of fiction which deals with the adventures of a heroic figure; (now) specifically a subgenre of science fiction and fantasy literature featuring the adventures of a hero in a (more or less) imaginary world.

[5] http://www.cslewis.com/us/books/ebook/the-screwtape-letters-annotated-edition/9780062299086/

[6] John Hick, The Myth of God Incarnate, Westminster Press, Philadelphia, 1977

[7] The Letters of C.S. Lewis to Arthur Greeves, 1914-1963 Paperback – September 1986 by C. S. Lewis (Author), Walter Hooper (Editor)

[8] cf. infra Articles Religion et science et Le grand miracle

[9] cf. C.S. Lewis Genius and Genius in Studies in Medieval and Renaissance Literature, Edité par W. Hooper, Cambridge 1966

[10] Sixteen Revelations of Divine Love, Ch. 5, Robert Hudleston, Londres, 1927

[11] profaner au sens de rendre profane

[12] Luc 1, 34 « Comment cela va-t-il se faire puisque je ne connais pas d’homme »

[13] Mt 1, 18-19 « Marie avait été accordée en mariage à Joseph ; avant qu’ils aient habité ensemble elle fut enceinte … »

[14] https://www.google.fr/amp/www.astrofiles.net/astronomie-claude-ptolemee%3famp

[15] Ernest Renan L’Avenir de la science, pensées de 1848 Calmann Lévy, 1890 – http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k107920k

[16] La naissance du monde Editions du Seuil 1959 – Chapitres « La naissance du monde selon Canaan » par André Caquot p. 175 et « La naissance du monde selon Israël par Jean Bottéro p. 185 in Sources orientales – La naissance du monde. Egypte ancienne, Sumer, Akkad, Hourrites et Hittites, Canaan, Israël, Turcs et Mongols, Iran préislamique, Inde, Siam, Laos, Tibet, Chine Broché – 1 octobre 1959

[17] Luc 1, 26-38

[18] 1 Corinthiens 15, 17-19

[19] Jane Austen, Orgueil et préjugéshttps://www.jane-austens-house-museum.org.uk/

 

« Dieu par la face Nord » (II)

« Le mot Dieu est ambivalent. Il a un adret et un ubac. Une face sud et une face nord. Quand Nietzsche annonce : « Dieu est mort », il fait référence au dieu personnel, bon, jaloux ou miséricordieux, que le croyant prie dans les églises, mosquées et synagogues. C’est la face sud.

La face nord, il n’en souffle mot. Elle est abrupte, lisse, vertigineuse, sans filet, sans contour, sans fond, nocturne. Certains textes sacrés de l’Inde la désignent par le pronom « cela ». Des soufis, autrefois, l’appelaient al-Haqq, le Réel. Maître Eckart la nomme « déité ». Cela ne meurt pas, cela ne naît pas.

C’est elle que nous voyons aujourd’hui pointer à l’horizon. Cela pourrait être le sens, encore caché, de notre modernité. »

Ainsi l’éditeur, Albin Michel, présente-t-il, avec les mots-mêmes de l’auteur, ce livre paru en avril 2016 avec un bandeau sur lequel s’inscrit l’appréciation sans équivoque signée Emmanuel Carrère : « Un livre essentiel ».Et l’éditeur de préciser que le livre n’est pas sans lien avec « Le  » qu’Emmanuel Carrère a publié en 2014[1].

Et le même E. Carrère de publier dans le Monde des Livres du 23 mars 2016[2] un éloge inconditionnel d’Hervé Clerc dont il affirme être le meilleur ami. Si les deux livres se rapprochent, parce qu’apparemment ils tournent tous les deux autour même sommet, Dieu, qu’Hervé Clerc aborde par la face Nord, ils diffèrent, par le regard que leur auteur respectif porte sur Dieu. Assez lointain pour Hervé Clerc qui avoue n’être ni croyant, ni athée … agnostique (?) et qui se pose des questions sur sa propre existence « Qu’est-ce que je fais là ? Et c’est quoi « je » ? Et c’est quoi « là » ? » Il avoue quand même éprouver de l’attrait pour les religions parce qu’elles expriment du sens ou au moins de la recherche de sens. Quant à E. Carrère, il traîne toujours derrière lui un passé pas totalement éteint de cendres refroidies, celui d’un « ex » qui autour de la trentaine a basculé avec une spontanéité presque brutale, vers l’Église qui lui a ouvert ses portes. Il a « fait sa crise », lassé de trop de psychanalyse, entre deux séances de yoga et est devenu « catho »[3]. Peut-être trop … mais en tout cas pas assez en profondeur pour que l’expérience dure. « À un moment de ma vie, j’ai été chrétien. Cela a duré trois ans. C’est passé. » 

Ancré dans la conviction qu’il faut toujours éviter d’écrire des propos qui pourraient ressortir d’un jugement de la conscience, je me dois d’admettre par principe que sa démarche initiale était sincère. Il l’a d’ailleurs confiée à des notes intimes, comme un journal écrit pendant ces années où il a vécu sa foi, sur un mode très entier. Il aspirait à cette transformation qu’expriment les versets d’Ezéchiel : « J’enlèverai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair »[4]Mais la foi et la persévérance ne se commandent pas. Carrère aborde la religion comme un bûcheron. Le parcours s’arrête aussi brutalement qu’il a commencé, un Vendredi Saint de l’année 1993. Il confesse : « Est-ce cela perdre la foi ? N’avoir même plus envie de prier pour la garder ? Ne pas voir dans cette désaffection qui s’installe jour après jour une épreuve à surmonter, mais au contraire un processus normal ? La fin d’une illusion. …/… Est-ce que le réel c’est que le Christ n’est pas ressuscité ? J’écris cela le vendredi saint, moment du plus grand doute. J’irai demain soir à la messe de Pâques orthodoxe, avec Anne et mes parents. Je les embrasserai en disant « Kristos voskres », « le Christ est ressuscité », mais je ne le croirai plus. Je t’abandonne, Seigneur. Toi, ne m’abandonne pas. Je suis devenu celui que j’avais peur de devenir. Un sceptique. Un agnostique – même pas assez croyant pour être athée. Un homme qui pense que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge mais la certitude »

Hervé Clerc, Emmanuel Carrère, comme encordés sur la même face Nord à la recherche de Dieu, du visage de Dieu ?

Il faut accorder aux auteurs que l’érudition des deux livres suppose des recherches approfondies mais peut-être trop d’érudition les a-t-elle éloignés de l’essentiel… de la réalité de Dieu.

Le Dieu d’Emmanuel Carrère est identifiable : c’est celui qu’il suit dans une des meilleures sources : l’Évangile selon saint Luc. Aujourd’hui il cherche toujours : « Affaire classée, alors ? Il faut qu’elle ne le soit pas tout à fait pour que, quinze ans après avoir rangé dans un carton mes cahiers de commentaire évangélique, le désir me soit venu de rôder à nouveau autour de ce point central et mystérieux de notre histoire à tous, de mon histoire à moi. »

Et Carrère de conclure in fine : « Je ne sais pas ». Il se confie, au fil d’entretiens qui suivent la parution de son livre, sur la motivation qui l’a conduit à coucher sur le papier son expérience de croyant. « Une des choses qui rend le christianisme très singulier, c’est que c’est aussi une création littéraire et même romanesque. » Si on lui demande s’il est chrétien ou non, il répond : « Si, comme moi, on ne croit ni à la résurrection du Christ, ni au fait qu’il soit né des entrailles d’une vierge, on peut en tirer la conclusion que le christianisme est intéressant culturellement –il a produit les cathédrales et la musique de Bach- mais il n’y a pas à s’en soucier davantage en dehors de cet intérêt historico-culturel tout à fait légitime ».

En somme Carrère est un « intermittent de la foi ». Il est de ces hommes qui cherchent sans but précis, sans y mettre vraiment le cœur. Une errance seulement guidée par l’intellectualité à l’état pur qui ne se soucie guère de la spiritualité.

Il est juste quand même de préciser qu’E. Carrère n’a pas prétendu faire œuvre d’exégète et qu’il se refuse à envisager la dimension théologique du texte. Dont acte !

Le Dieu d’Hervé Clerc est enfoui dans la jungle de ses sources qu’il est allé chercher principalement dans les religions de l’Inde et dans l’Islam : « J’ai agencé mon enquête autour d’un certain nombre de noms divins, empruntés les uns à l’hindouisme, les autres à l’Islam –la plus ancienne et la plus récente des grandes religions du monde. …/… Toutes les religions qualifient Dieu même pour dire qu’il est fondamentalement inqualifiable. Ces noms sont dépourvus de caractère dogmatique. Ils n’appartiennent à personne. Chacun peut méditer sur eux, quelle que soit sa religion ou son absence de religion. D’où leur modernité. »

Une histoire introduit le prologue qui lui servira de fil rouge pour son ascension de Dieu par la face Nord : l’histoire bien connue des aveugles qui rencontrent un éléphant. Chacun touche une partie distincte de l’animal et en conclut : « C’est une grosse colonne …, c’est un tuyau rugueux …, c’est une grande balayette …, c’est une corde. » Et Hervé Clerc de conclure : « Alors, pour éviter la confusion, nous devons, à chaque fois, apporter un éclaircissement : quand je dis « Dieu », je ne pense pas à un père ou à un ami, au créateur et au seigneur des mondes que l’on prie dans les temples, églises, synagogues, mosquées, je ne pense pas au guide, sauveur, protecteur des hommes. Je ne sais pas s’il existe mais en tout cas ce n’est pas à lui que je pense ; lui, c’est l’éléphant en morceaux, alors que moi, je tâtonne pour trouver l’éléphant en entier ».

Un regard à la table analytique du livre m’a plongé dans une grande perplexité tant les références sont foisonnantes, voire étourdissantes. Les spiritualités de l’Extrême Orient y tiennent une place de choix, l’auteur ayant antérieurement publié un essai sur le bouddhisme[5]. Un unique chapitre -6 pages, sur 314 pages- s’intéresse au christianisme. Il est consacré à « Maître Eckart : dans le fond et le tréfonds ». C’est quand même bien peu.

Si on a le courage de s’encorder pour une telle expédition -plus de 900 pages tout de même à eux deux- qui vont-ils trouver au sommet de la face Nord ? Dieu … ? Quel Dieu ?

« Je ne sais pas » dit E. Carrère …

« Je ne sais pas s’il existe » conclut H. Clerc.

C’est quand même un lourd investissement pour un résultat aussi décevant.

Est-il si nécessaire de monter si haut, de choisir « la voie abrupte, lisse, vertigineuse… » pour chercher « l’essentiel » ?

Pizzicatho

2016.11.22

A suivre : « Dieu par la face Nord » (III)

[1] Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L. 2014

[2] http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/03/23/l-ascension-d-herve-clerc_4888843_3260.html

[3] A suivre son parcours on ne sait pas bien à vrai dire si c’est l’Eglise catholique ou l’Eglise orthodoxe.

[4] Ezéchiel, 36, 26

[5] Herve Clerc, Les choses comme elles sont – Une initiation au bouddhisme ordinaire, Folio essais, 2001

« Dieu par la face Nord » (I)

« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. »

Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques

L’Homme, A Lord Byron 

Voilà un peu moins d’un an paraissait « Dieu par la face Nord » sous la signature d’Hervé Clerc[1].

Dans Le Monde des Livres[2] Emmanuel Carrère a signé une chronique dans laquelle il saluait la sortie prochaine de « Dieu par la face Nord » : « Je pense que c’est un livre essentiel qui pressent quelque chose qui est en train d’advenir et qui est tellement grand qu’on ne peut pas le voir : ce qui se lève et grandit au crépuscule de Dieu, la face nord ».

Ma propre ascension de ce qu’E. Carrère prophétise comme un « sommet » de la littérature sur Dieu, voudrait commencer par une marche d’approche passant par quelques récits, dans leur ordre chronologique, d’ascensions en montagne qui restent comme des instants « mythiques », par le contexte qui les rassemble : le drame, la tragédie et aussi, voire, « mystiques ». Ce sont d’authentiques ascensions, qui s’inscrivent, mutatis mutandis, dans le contexte du titre du livre d’H. Clerc : une ascension par la face Nord et dans une certaine mesure, une approche de Dieu.

Dans le même temps, la beauté de ces montagnes se veut un hymne à la création.

Annapurna, premier 8000 1950

L’Annapurna

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A propos de la première ascension de l’Annapurna[3] Lachenal écrit : « Nous étions tous éprouvés par l’altitude, c’était normal. Herzog le note pour lui-même. Plus encore, il était illuminé. Marchant vers le sommet, il avait l’impression de remplir une mission, et je veux bien croire qu’il pensait à sainte Thérèse d’Avila au sommet. Moi, je voulais avant tout redescendre, et c’est justement pourquoi je crois avoir conservé la tête sur les épaules. (…) Je savais que mes pieds gelaient, que le sommet allait me les coûter. Pour moi cette course était une course comme les autres, plus haute que dans les Alpes, mais sans rien de plus. (…) Pour moi, je voulais donc redescendre. J’ai posé à Maurice la question de savoir ce qu’il ferait dans ce cas. Il m’a dit qu’il continuerait. Je n’avais pas à juger de ses raisons ; l’alpinisme est une chose trop personnelle. Mais j’estimais que, s’il continuait seul, il ne reviendrait pas. C’est pour lui et pour lui seul que je n’ai pas fait demi-tour. Cette marche au sommet n’était pas une affaire de prestige national. C’était une affaire de cordée. »

Hivernale au Mont Blanc, dans le couloir de la Brenva 1956 [4] & [5]

Mont Blanc – Eperon de la Brenva

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« Ils s’appelaient Vincendon et Henry. Ils trouvèrent la mort, abandonnés à 4 000 mètres d’altitude, au cœur de l’hiver 1956, après deux tentatives de sauvetage. Aujourd’hui encore, les remords taraudent les Chamoniards, témoins effarés d’une tragédie qui tint la France en haleine. » Ainsi peut-on lire ce chapeau d’un article de journal daté du 12 janvier 1997.

Cette tragédie qui a coûté la vie à deux jeunes alpinistes partis pour une ascension en hivernale du Mont Blanc par le couloir de la Brenva, Jean Vincendon et François Henry, est sans doute à l’origine de l’organisation des secours en montagne.

Bivouac au K2 1953 [6]

Le K2

Kuno Lechner – Own work (eigenes Bild) – Nordseite des K2 von China aus gesehen – 1986

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cd/K2_Nordseite.jpg

En 1953 Walter Bonatti fait partie de l’expédition italienne au K2. « Il y a tant et tant d’étoiles au ciel, et si lumineuses… Et mon esprit s’émerveille, en ces rares moments de sérénité. Ces sommets, les plus hauts du Karakorum, quelle magie les enfante… ? »

Dans les Grandes Jorasses, à l’ascension du couloir du Linceul 1975

Les Grandes Jorasses

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Nous sommes au mois de février 1975, l’alpiniste est seul. Il raconte son aventure dans la revue La Montagne et Alpinisme[7].

L’article est introduit par un verset de l’Evangile de saint Marc : « Il s’en alla dans la montagne pour prier »[8].

Le contexte du récit : en 1975 Ivano Ghirardini est un alpiniste jeune, il a 22 ans. Il s’est découvert une passion pour la montagne depuis trois ans en lisant les récits d’un des plus grands alpinistes, Walter Bonatti, témoin indirect de la tragédie de Jean Vincendon et François Henry. I. Ghirardini est comme tous les hommes passionnés, pressé et fougueux. Il brûle les étapes et beaucoup disent de lui qu’il est « un casse-cou, un inconscient, un névrosé ».

Il reconnaît, quand il écrit son aventure, que « son projet était au-dessus de ses forces ».

L’aventure va se transformer en drame et aurait pu se terminer en tragédie sans les secours en montagne, à cette époque déjà bien organisés (cf. l’aventure de Vincendon et Henry à Noël 1956). Ghirardini s’en sortira mais à quel prix !

Dès les premières lignes il se présente sur le lit de l’Hôpital où il a été transporté après avoir passé « six jours, à 3700 mètres d’altitude, sans nourriture ni boisson, dans la tempête et les avalanches. J’aurais dû mourir mais, pensant à la douleur de mes parents, j’ai voulu vivre. J’ai prié comme jamais auparavant, directement en contact avec l’objet de mes prières. »

« Une immense tristesse m’envahit. … Je me sens seul. … Je n’ai aucun mérite à avoir réussi cette ascension. … En dépassant mes limites, j’ai enfreint les lois de la nature, mis en péril d’autres vies que la mienne. Cependant j’ai vécu plusieurs jours là-haut, dans un état visionnaire, d’ascète, en proie à une exaltation spirituelle que je n’avais jamais connue auparavant. Aussi je ne regrette rien, pas même les dures épreuves du retour. Cette expérience est bien au-dessus de toutes celles que j’ai vécues auparavant. 

…/… Qu’importe de gravir une paroi extrême ? Il existe en nous des barrières plus infranchissables encore. Le VII° degré n’est pas après le VI°, il est en nous. »

Ceux qui seraient intéressés par des détails plus techniques les trouveront dans l’article de référence[9].

… La face Nord émerge peu à peu de la brume qui entoure souvent le sommet des montagnes le matin. … et peut-être aussi d’autres réalités ?

Everest 1978

L’Everest – Chomolungma (nom tibétain) aujourd’hui adopté

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Le 15 octobre 1978, sous la conduite de Pierre Mazeaud[10] la première expédition française (en collaboration avec une expédition allemande) atteint le sommet. L’expédition emprunte la voie par le col sud avec la traversée du glacier de Khumbu. L’objectif n’était pas d’ouvrir une nouvelle voie mais d’atteindre le sommet en empruntant la voie ouverte en 1952 à deux reprises par une expédition suisse un an avant la première ascension victorieuse le 29 mai 1953 par Sir Edmund Hillary et le sherpa Norgay Tensing.

Le récit est très bien documenté avec des détails techniques sur l’ascension qui attestent que le plus haut sommet du monde reste toujours une aventure hors du commun par l’environnement glaciaire et climatologique qui ne sont jamais les mêmes et les impératifs physiologiques inhérents à la très haute altitude.

Mais dans le contexte si particulier de cette expédition et dans le même esprit que les autres récits il est intéressant de relever à maintes reprises ce que rapporte Pierre Mazeaud des sherpas qui l’ont accompagné et sans qui de telles expéditions seraient impossibles à mener à bien.

« La nuit est particulièrement mouvementée. Pemba -un sherpa- prie, on entend en effet sans cesse les grands express du Lho-la, du Nuptsé, d’énormes avalanches. 

… Il nous arrive aussi, je ne sais comment on s’en rend compte, de parler tout haut la nuit, en réponse aux sherpas qui, réveillés, prient.

…Vers minuit alors que nous avons trouvé le sommeil, une avalanche dans le Grand Couloir souffle littéralement nos tentes. Galzen -un autre sherpa-, effrayé, sort et prie. … Notre mât se brise et l’on a l’impression d’être enfoui sous la neige, de mourir d’étouffement. Nouvelle sortie de Galzen, nouvelles prières, mais pour plus de sûreté il ne s’arrêtera plus jusqu’au jour. Fin des avalanches. »

Et cette même attitude, chez les sherpas, persiste tout au long de cette longue expédition où ils fournissent un travail impressionnant de ténacité et de disponibilité dans des conditions souvent extrêmes. Sans mettre en concurrence les européens qui ne manifestent pas la moindre élévation spirituelle et les sherpas dont la religiosité peut apparaître un peu fétichiste, il est intéressant de souligner combien cette dimension spirituelle n’a pas laissé indifférent l’auteur du récit.

Un autre vainqueur de Chomolungma[11], arrivé au sommet, le 8 mai 1978, met en exergue du récit de son ascension « Plus haut je monterai, plus je plongerai mon regard dans les profondeurs de mon être ».

Dans les Andes 1985

Le Siula Grande, face sud

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J’ai lu plus récemment un autre récit d’aventure en montagne, passionnant et encore plus improbable quant à l’issue. Joe Simpson est un alpiniste et un écrivain anglais qui a raconté dans un livre Touching the Void[12] le récit haletant de son odyssée au Siula Grande (6334 mètres) dans les Andes péruviennes, en 1985. Il est parti en cordée avec un ami, Simon Yates. A la suite d’un accident qui le précipite dans le vide d’une immense crevasse, il reste suspendu à la corde qui le relie à son compagnon de cordée. La suite ? Je laisse à ceux qui voudraient en savoir plus le soin de la découvrir en lisant le livre. Dans un chapitre « Mirages » Joe Simpson confie ceci : « J’espérais que ma mère était en train de prier pour moi, comme tous les jours ; à cette évocation mes yeux se remplirent de larmes. » Ce qui ne l’empêche pas d’écrire plus loin : « Si j’avais été croyant, je serais mort au fond de cette crevasse, en demandant l’aide de Dieu, dit-il. Mais il n’y a rien après la mort, et je ne pouvais compter que sur moi. Depuis ce jour, je sais avec certitude que je n’ai pas la foi. »

George Mallory écrit dans le récit qu’il fait de son ascension du Mont Blanc en 1911 par les voies les plus difficiles des arêtes et des crêtes du versant italien : « On doit vaincre, réussir, gagner le sommet ; il faut connaître la fin pour savoir qu’on pourra y arriver, qu’il n’est pas de rêve qu’on ne puisse tenter de réaliser. Est-ce là le sommet qui couronne une journée ? Comme il est frais et calme ! Nous n’exultons pas, mais nous sommes ravis et joyeux, gravement étonnés. Avons-nous gagné un royaume ? Aucun, sauf nous-mêmes. Nous avons atteint à une satisfaction complète, accompli une destinée… Lutter et comprendre, jamais l’un sans l’autre, telle est la loi. Ainsi nous n’avons fait qu’obéir à une loin ancienne ? Oui, mais c’est la loi suprême et nous comprenons un peu plus. »[13]

En 1924 G. Mallory tente l’ascension de l’Everest. Il disparaît avec R.L.G. Irvine, sous le sommet. Son corps sera retrouvé en 1999…

Et je laisse la conclusion de ce premier chapitre montagnard à Roger Frison-Roche[14] : un orage vient d’éclater et la cime du Dru est foudroyée, « … qui que ce soit, celui qui est étendu à l’heure présente dans la paroi du Dru, c’est un de chez nous. Prions pour lui la bonne Vierge du Dru, et celle du Géant, et celle du Grépon. Le vieux guide ôta son béret, s’agenouilla à même la neige sur l’étroite corniche qui dominait les abîmes ; Pierre en fit autant. Face au soleil couchant qui embrasait l’horizon sur plusieurs centaines de kilomètres, ils récitèrent des Pater et des Ave… »

L’aiguille du Dru

Photographie personnelle (2008)

Et dans La grande crevasse[15] : Brigitte est retournée à Paris. En son absence Zian est parti seul en montagne. Elle ignore tout de la tragédie qui se joue. Elle écrit à Zian : « Attends-moi, nous partirons ensemble vers les hauteurs. Je me sens très forte maintenant. » Et en son for intérieur elle pense « Là-haut, on doit être très près de Dieu ! »

Tous ces récits nous ont approchés de notre sommet : « Dieu par la face Nord ».

A l’ascension… !

A suivre « Dieu par la face Nord » (II)

 

[1] Dieu par la face Nord, Albin Michel, avril 2016

[2] 23 mars 2016,

[3] Louis Lachenal (1921-1955) Carnets du vertige, Guérin, 1997.

[4] http://yvesballublog.canalblog.com/archives/2009/03/06/12845860.html

[5] http://www.ina.fr/video/I11313889

[6] Walter Bonatti, A mes montagnes, Arthaud 1962 (chapitres V & VI)

[7] La Montagne et Alpinisme n°1/1976

[8] Marc 6, 47 et Luc, 6, 12

[9] http://ivano-ghirardini.blogspot.fr/2009/11/ivano-ghirardini-le-linceul-premiere_10.html

[10] Pierre Mazeaud Everest 1978, Editions Denoël, 1979

[11] Reinhold Meissner, Everest sans oxygène, Flammarion, 1979

[12] Joe Simpson, La mort suspendue, Editions Glénat, 2004

[13] George Mallory, Alpine Journal, vol. XXXII, septembre 1918

[14] Roger Frison-Roche, Premier de cordée, 1941

[15] Roger Frison-Roche, La grande crevasse, 1948