Missak,

Tu as sans doute choisi de franciser ton prénom, pour exprimer ton adhésion à ta nouvelle patrie, Michel, et pourtant, jamais tu n’obtiendras la naturalisation et tu seras toujours un apatride, porteur du passeport Nansen[1].

J’intitule cette lettre ouverte « Missak » m’adressant à toi en conservant ton prénom d’origine, celui que t’ont donné tes parents et qui atteste ton appartenance à ton peuple, le peuple arménien, victime du génocide en 1915 au cours duquel tu perds ton père et ta mère. Tu es un orphelin du génocide arménien.

Tu arrives en France en 1923 et tu aimeras ce pays d’adoption qui finira par t’adopter vraiment le 21 février 2024.

Mais qui es-tu, Missak, pour tous ceux qui ont salué ton entrée au Panthéon, qui l’a vraiment compris quand ta biographie se résume à ces quelques mots : « Missak Manouchian, poète arménien, étranger engagé dans la Résistance française, communiste, patriote ».

Tout cela tu l’as été et tu l’as incarné jusqu’au sacrifice de ta vie, même si, comme tu l’as toi-même écrit dans ta dernière lettre, il a été prémédité par « ceux qui nous ont vendus ».

Je ne vais pas poursuivre ta biographie officielle parce que le souvenir que je veux garder de toi est passé inaperçu pour tous ceux qui ont, à juste titre, salué ta mémoire.

« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »

C’est le refrain que le Président de la république répète six fois dans son discours d’hommage solennel de la Nation pour ton entrée au Panthéon.

C’est curieux quand même de reprendre ce vers extrait d’un poème de Louis Aragon,  « Bierstube, Magie allemande » écrit en 1956 dans Le Roman inachevé et dans lequel il évoque ses années d’après la Première Guerre mondiale où, encore mobilisé, il participait à l’occupation du territoire allemand. Il revisite cette période de sa vie et les bars à filles que le jeune soldat qu’il était, fréquentait alors.

Pour ma part je préfère ces vers du même Louis Aragon :

La Rose et le Réséda[2] est le dernier poème que Louis Aragon signe de son nom avant d’entrer dans la clandestinité. Le texte paraît dans la revue Le Mot d’Ordre en mars 1943. Lorsque le poème est publié dans le recueil La Diane française, en décembre 1944, Louis Aragon ajoute une dédicace à Gabriel Péri et Honoré d’Estienne d’Orves, Guy Môquet et Gilbert Dru, tous fusillés par les Allemands pendant la guerre. Gabriel Péri et Guy Môquet sont communistes, Honoré d’Estienne d’Orves et Gilbert Dru sont catholiques.

Parce que, vois-tu, Missak, j’ai appris que tu avais rencontré au Mont Valérien l’abbé Frantz Stock, aumônier au Mont-Valérien qui fut le prêtre des fusillés, l’abbé des suppliciés.

Frantz Stock était Allemand et il réconforta les résistants français, lui, un catholique, il pria avec les juifs, dialogua avec des communistes et quadragénaire, il confessa des héros qui n’avaient pas 18 ans.

Armé de sa seule croix, il promit une autre vie aux condamnés à mort.

Il fut parfois rejeté mais toujours il implora Dieu de venir en aide à ceux que les nazis, ses compatriotes, allaient exécuter. Frantz Stock dont la soutane fut l’uniforme, dut apprendre à gagner la confiance des victimes sans perdre celle de leurs bourreaux ; à n’exprimer ni son admiration pour les martyrs ni sa détestation des assassins ; à garder la foi dans cet enfer ; et à rester debout face aux poteaux d’exécution, chaque matin, accompagnant par sa présence ces hommes emmenés comme des animaux à l’abattoir. Ils sont des milliers qu’il a accompagnés, parmi lesquels le capitaine Honoré d’Estienne d’Orves, le député communiste Gabriel Péri, ou les vingt-deux membres de l’Affiche rouge menés par toi, Missak Manouchian.

Le soir, il tenait son journal où il notait le nombre et la nature des exécutions. La lecture en est presque insoutenable, tellement Frantz Stock, qui craignait que la Gestapo ne le découvre, se contentait de tenir dans une banalité macabre la comptabilité d’une horreur quotidienne. Ce « Journal »[3] paraît pour la première fois en 2017.

Tu ne le sauras pas et tu seras parti, comme tous ceux du groupe qui porte désormais ton nom.

Dans ce journal on peut lire :

« Les vingt-trois sont condamnés à mort après une journée d’audience. Le 21 février 1944, les vingt-deux hommes sont fusillés au Mont-Valérien, en refusant d’avoir les yeux bandés, tandis qu’Olga Bancic est transférée en Allemagne et guillotinée à la prison de Stuttgart le 10 mai 1944. Quelques heures avant son exécution, Michel Manouchian se confesse à l’abbé Frantz Stock, aumônier du Mont-Valérien et communie de ses mains »[4].

« Entre ici, Missak Manouchian, avec ton terrible cortège ! »

Nous sommes le 21 février 2024.

Pour ma part je préfère garder en mémoire, l’entrée moins solennelle, incognito, à laquelle t’avait préparé l’abbé Frantz Stock, le 21 février 1944.

Vous aviez quelque chose en commun, l’amour de la France.

Toi venu d’Arménie pour trouver une terre d’accueil. Tu aimais Baudelaire, Verlaine, Rimbaud que tu avais traduits dans ta langue.

Lui, un prêtre de Rhénanie, qui aimait la France de Pascal, Claudel, Cézanne et des côtes bretonnes. Il était un aumônier des prisons qui aspirait à la réconciliation franco-allemande. Celui d’un serviteur de Dieu qui ne soumit jamais son âme au diable hitlérien, mais ne cessa jamais de croire à la Providence.

Permets-moi pour terminer de reprendre des mots de ta dernière lettre à Mélinée, ta femme :

« Je m’étais engagé dans l’armée de la Libération en soldat volontaire. … Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit… Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. …. ».

« Aujourd’hui, il y a du soleil… »

Et les premiers mots de ta dernière lettre :

Stat Crux
dum volvitur orbis

http://www.cartusiana.org/node/4943

Augustin M.


[1] https://www.unhcr.org/fr-fr/actualites/articles-et-reportages/la-passion-la-clairvoyance-et-la-determination-de-fridtjof-nansen

[2] https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/afe01000681/la-rose-et-le-reseda

[3] Frantz Stock, Journal de guerre, 1940-1947. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien. Édition établie sous la direction de Jean-Pierre Guérend. Introduction de Étienne François. Préface de Stephan Jung et Stéphane Chmelewsky, Paris, Éditions du Cerf, 2018, 437 p. https://journals.openedition.org/assr/49585https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/17997/journal-de-guerre-mont-valerien

[4] Paul Airiau, « Franz Stock, Journal de guerre, 1940-1947. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien », Archives de sciences sociales des religions, no 188,‎ 5 décembre 2019, p. 413–416

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