Arcabas – Les pèlerins d’Emmaüs – https://musees.isere.fr/page/musee-arcabas-en-chartreuse-collections

Suite d’un commentaire à un avis sur le livre du cardinal Sarah : …/… Soyez remerciée pour votre longue réponse.

Je vous envie de pouvoir lire autant et de livrer avec beaucoup de densité le fruit de vos lectures.

Je ne doutais pas que vous ayez lu dans son intégralité le livre du cardinal Sarah répondant aux questions de Nicolas Diat.

Je reviens sur le livre et nos impressions respectives.

J’ai moi aussi lu les deux premiers volets de la « trilogie », « Dieu ou rien » et « La Force du silence ». Je lis actuellement « Le soir approche et déjà le jour baisse …». Comme à mon habitude je lis toujours en prenant des notes, ce qui prend du temps.

Je partage mais d’une certaine façon seulement votre sentiment global sur ce dernier livre. Le titre est révélateur. Comme vous le savez ce sont les mots des pèlerins d’Emmaüs alors même que leur « compagnon de voyage » s’apprête à les quitter. « Le soir approche et déjà le jour baisse…[1] ». Les disciples l’invitent à rester avec eux.

Et c’est la rencontre avec Jésus ressuscité qui change les sombres perspectives qu’ils ont sur l’avenir.

Le titre nous dit beaucoup sur ce que le cardinal Sarah veut transmettre. La couverture est, elle-aussi, pleine de sens. Dans l’avant-propos qui introduit le livre il se confie : « Dans peu de temps, je paraîtrai devant le Juge éternel ». Il poursuit son chemin et semble déjà tourner le dos au monde.

Il ne cache pas dans son avant-propos qu’il est conscient de la fermeté de son langage qui pourra choquer, voire qui ne sera pas reçu. Mais il commence par un avertissement que nous devons entendre : « Je ne peux plus me taire. Je ne dois plus me taire ».

L’histoire du cardinal Sarah, comme celle d’un certain nombre de témoins, est emblématique parce que ces personnes ont vécu des drames dont certains peuvent bien être qualifiés de tragédies.

Je ne parlerai pas de Jean Paul II.

J’ai terminé il y a peu un livre qui m’a passionné à double titre. C’est la biographie du cardinal François Xavier Nguyên Van Thuân écrite par Anne Bernet. Le Viêt Nam, que j’aime aussi appeler l’Indochine, non par nostalgie mais parce que ce pays qui a beaucoup souffert au XX° siècle, a une histoire tellement liée à la France. Je passe sur les erreurs tragiques aux causes multiples, qui ont abouti au désastre de Ðiện Biên Phủ et je garde l’épopée des missionnaires, des médecins, de tant de ceux qui sont partis là-bas avec la conscience d’œuvrer pour la civilisation. Nous oublions peut-être un peu trop, en Occident, que la civilisation n’est pas née chez nous. L’histoire est plus universelle et il y a civilisation là où vivent des hommes.

Vous dites que dans son livre, le cardinal Sarah fait peu de place à l’espérance. Je ne le pense pas. L’espérance n’ouvre pas un chemin dégagé, libéré de tous les obstacles. C’est un chemin qu’il faut aussi construire. Il est vrai que le constat est dur. Mais un constat se fonde sur la réalité des faits et « les faits sont têtus[2] ».

Comment voir l’espérance ? Si elle consiste simplement à attendre que les choses passent parce que l’évolution naturelle est la caducité du passé emporté par le changement, alors on ne vit pas d’espérance, on se contente de laisser le temps passer. « Panta rhéi[3]. »

Le cardinal Sarah et le cardinal Nguyên Van Thuân ont tous les deux parcouru un trajet historiquement lourdement chargé.

François Xavier Nguyên Van Thuân a passé 13 ans de sa vie en captivité, de prison en isolement, sous le régime communiste vietnamien à partir du mois de juillet 1975.

Le cardinal Sarah a vécu sous la dictature de Sékou Touré.

On peut dire ce qu’on veut, qu’ils sont trop marqués par ce qu’ils ont connu … pendant que l’Occident changeait, évoluait, transformait la société. … On ira jusqu’à dire qu’ils sont des hommes du passé… qu’ils sont dépassés !

Je ne sais pas -et je ne vous le demande pas- quel est votre lien personnel avec l’Église. Il est a priori bienveillant. Mais j’insiste sur un point que je partage : le diagnostic du cardinal Sarah est juste. Il est sombre … mais, sans tomber dans la désespérance, il ne sert à rien de vouloir le repeindre en vert ou en rose !

Et le faire ce serait accepter l’inacceptable, affirmer qu’on respecte mieux la liberté en tolérant n’importe quelle pratique concernant les fondamentaux qui touchent à la vie et qu’assume pleinement la doctrine catholique … si on admet, sans condescendance, que la doctrine n’est pas un carcan mais l’architecture de l’Église qui lui permet de subsister après 2000 ans dans la fidélité à Jésus-Christ et au message qu’il nous a transmis dans les quatre Évangiles. Vous relevez à juste titre un « détail » … [je mets des « » parce que pour moi ce n’est pas simplement du détail] : l’attachement du cardinal à (l’orient)ation. Il faut lui donner son sens authentique. La liturgie n’est pas un catalogue froid et rigide de rituels, de gestes, de pratiques !

Pour m’expliquer, permettez-moi de prendre un exemple peut-être un peu caricatural mais seulement au sens de l’image : le signe de la Croix qui est le plus emblématique du chrétien. Combien de fois un chrétien le fait-il ? Sans doute trop souvent machinalement. Pendant les persécutions des chrétiens -je pense au Japon, au film « Silence » et au roman de Shûzaku Endô … [cf. https://www.calamus-scriptorius.org/silence-le-livre-et-le-film/], les persécuteurs exigeaient des chrétiens qu’ils piétinent la Croix. Ils avaient bien compris que l’important n’était pas simplement le signe mais ce qu’il révélait, sa signification profonde. Et c’est d’ailleurs la question qui reste posée dans le roman [et dans le film] à propos de père Rodrigues.

Je reviens à mon sujet. Le cardinal Sarah est sombre mais il est vain de vouloir cacher les ombres pour ne voir que la lumière. Une ombre n’a d’existence que parce que la lumière se projette sur les objets. Les ombres que dénonce le cardinal Sarah ne relèvent pas d’un pessimisme qui empêcherait de voir la lumière.

Je suis médecin et ma spécialité me conduit vers les maladies les plus graves. Si je ne regarde que le diagnostic que je pose il y a de quoi désespérer. Mais alors, exercer la médecine serait le pire de tous les métiers si on ne voyait que la maladie. Le cardinal Sarah a dressé un diagnostic et il était nécessaire de le porter. D’ailleurs il n’est pas le seul à le dresser. Mais c’est le premier temps et le temps nécessaire pour passer au suivant : prendre les mesures.

Si l’on se contente d’un regard fuyant, qui évite ce qui fait mal, il sera impossible d’avancer. Il n’est pas question de revenir en arrière. Reproche que trop souvent on adresse à l’Église que l’on qualifie de rétrograde. Le temps de l’Église n’est pas le temps des événements et moins encore celui des médias. Il faut laisser « du temps au temps ».

Vous dites que le livre est « sans concession pour l’Occident ». Il est vrai que le cardinal Sarah n’est pas un occidental par ses origines mais sa culture l’est profondément. Et j’oserais ajouter que sa propre culture lui permet d’avoir un regard plus juste même si plus distancié. Permettez-moi de revenir sur ce que je disais plus haut à propos de la référence à l’Occident. Ne faudrait-il pas, sans faire un tri artificiel a posteriori, avouer que l’Occident porte de lourdes responsabilités dans l’évolution du monde tel qu’il est. Et d’ailleurs, suis-je vraiment autorisé à dire « l’Occident » ? Ne devrait-on pas plutôt dire ce que nous avons fait de l’Occident.

J’ai fait référence à ces deux cardinaux, l’un africain, l’autre asiatique. Ils ont tous deux reçu et accepté l’empreinte occidentale dans leur esprit, dans leur cœur. Cependant sans rien renier de leurs origines. Mais nous, qu’avons-nous accepté de l’Afrique, de l’Asie … et de tant d’autres cultures ? Nous fonctionnons souvent comme ceux qui donnent … – et encore faudrait-il approfondir cet notion du don – mais que donnons-nous et comment donnons-nous ? En revanche nous n’acceptons de donner souvent qu’à la condition de ne rien perdre parce que, n’est-il pas vrai que nous avons trop la conviction que nous sommes supérieurs ?

Une analyse objective du texte du cardinal Sarah ne démontre-t-elle pas que l’Occident a exporté la civilisation mais aussi les déchets de la civilisation. Et c’est cet héritage dégradé que dénonce le cardinal Sarah. Comme d’ailleurs le faisait le cardinal Van Thuân.

Vous écrivez : « Peut-être que de temps en temps, j’aimerais lire que nous habitons un pays merveilleux et que nous devrions nous réjouir, peut-être que je finis par me dire que notre époque au fond n’est pas pire que les précédentes à bien s’y pencher. »

Pour ma part je lis « Le soir approche et déjà le jour baisse … » non pas comme les thrènes prophétiques d’un monde qui va mourir. Ma conviction est qu’il est salutaire d’entendre, même si cela fait mal, ce long réquisitoire non comme une condamnation mais comme un vibrant appel à réagir. Allons-nous sauver le monde qui, quoiqu’on en pense, porte la responsabilité de sa décadence dans l’abandon des valeurs qui lui ont donné ses lettres de noblesse… Mais quelles sont-elles ? Les reconnaît-il encore ?

Le cardinal Sarah cite le magnifique discours d’Albert Camus à Stockholm à la réception du prix Nobel de Littérature en 1957. Il répond à une question sur la théorie du genre. Il rappelle les moyens financiers considérables qui ont été investis pour diffuser cette idéologie dans le monde entier. Il s’adresse à ceux qui « aux yeux des hommes sont sans pouvoir et sans influence ». Il leur dit : « Votre mission est grande », et il poursuit avec les mots d’Albert Camus. « Elle consiste à empêcher que le monde se défasse, …/… à restaurer un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. … Les grandes idées viennent dans le monde sur des pattes de colombe. Peut-être alors, si nous prêtions l’oreille, entendrions-nous, au milieu du vacarme des empires et des nations, comme un faible bruit d’ailes, le doux remue-ménage de la vie et de l’espoir. … Je crois que cet espoir est suscité, ranimé, entretenu, par des millions de solitaires… pour faire resplendir fugitivement la vérité toujours menacée que chacun, sur ses souffrances et sur ses joies, élève pour tous. »

… Il ne reste rien d’autre à dire après ces paroles. Il faut se taire, méditer et espérer.

[1] Luc 24, 29

[2] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/vil19171017.htm

[3] « Πάντα ῥεῖ » Héraclite d’Éphèse.

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