A Nazareth[1]
Un jour, du temps où Jésus n’avait que cinq ans, il était assis sur une marche du seuil de l’escalier de son père à Nazareth, occupé à fabriquer de petits rossignols en terre, à partir d’une boule de terre glaise que le potier d’en face lui avait donnée. Le bonheur de Jésus était immense car tous les enfants du quartier lui avaient parlé du potier comme d’un homme peu serviable….
Sur la marche de la maison voisine était assis Judas, … dont le visage était couvert de bleus et les vêtements pleins de déchirures récoltées dans ses bagarres perpétuelles avec les garçons des rues. Pour le moment il restait calme et, tout comme Jésus, il travaillait sur un morceau de terre glaise. Incapable lui-même de se procurer cette terre car le potier le haïssait. C’était Jésus qui avait partagé son bien avec lui.
A mesure que leurs rossignols étaient achevés, les enfants les disposaient en rond autour d’eux, identiques à tous les rossignols en terre.
Une nette différence apparaissait immédiatement dans le travail des deux petits camarades. Les oiseaux de Judas étaient si mal modelés qu’ils basculaient sans cesse, et, quel que fût le soin avec lequel il les pétrissaient dans ses petits doigts durs, il n’arrivait pas à rendre leurs corps menus et harmonieux. Régulièrement il jetait un regard en coin pour voir comment Jésus s’y prenait pour rendre ses oiseaux aussi lisses et réguliers que les feuilles des chênes du mont Thabor.
Le bonheur de Jésus grandissait à chaque oiseau terminé. Ils lui semblaient de plus en plus beaux et il les contemplait tous avec fierté et amour. Ils allaient devenir ses camarades de jeu, ses petits frères, ils dormiraient avec lui, lui tiendraient compagnie, lui chanteraient des chansons quand sa mère serait absente. Jamais il n’avait eu l’impression d’être aussi riche, jamais il ne se sentirait seul ou abandonné.
… Le porteur d’eau passa, … et juste derrière lui le marchand de légumes. Le porteur d’eau posa la main sur la tête de Jésus et lui posa des questions sur ses oiseaux et Jésus lui expliqua qu’ils avaient des noms et qu’ils savaient chanter. Tous ces petits oiseaux étaient venus vers lui de pays étrangers et lui parlaient de choses que seuls eux et lui connaissaient.
… Lorsqu’ils voulurent poursuivre leur chemin, Jésus montra Judas.
Regardez comme ils sont beaux les oiseaux de Judas !
Alors le brave marchand de légumes arrêta son âne et demanda à Judas si ses oiseaux aussi avaient des noms et savaient chanter. Mais Judas n’en savait rien. Il garda un silence buté et ne leva pas les yeux de son travail…. Le marchand de légumes, irrité, donna un coup de pied à l’un de ses oiseaux et il s’en fut.
… Le soleil descendit si bas que sa lueur put pénétrer par la porte basse de la ville, celle qui, ornée d’une aigle romaine, se dressait au bout de la rue. Ce rayon que le soleil allumait en fin de journée était du rouge des roses et donnait sa couleur à tout ce qu’il rencontrait sur son passage, à mesure qu’il se faufilait dans la ruelle. Il teintait aussi bien les cruches du potier que la planche qui grinçait sous la scie du charpentier ou le voile blanc encadrant le visage de Marie.
Mais là où ce rayon de soleil donnait son plus bel éclat, c’était dans les petites flaques d’eau accumulées entre les pierres irrégulières qui pavaient la rue. Et soudain Jésus plongea la main dans la flaque la plus proche de lui, car lui était venue l’idée de peindre ses oiseaux avec la lumière étincelante du soleil, celle qui avait si joliment coloré l’eau, les murs des maisons, et tout ce qui l’entourait.
[Jérusalem : En descendant vers la vallée du Cédron – Photo personnelle 2006]
Alors la lumière du soleil accepta de se laisser prendre comme peinture dans un pot et, quand Jésus l’étala sur les petits oiseaux en terre, elle s’immobilisa et les couvrit de pied en cape d’un éclat comparable à celui des diamants.
Judas , qui de temps en temps jetait un coup d’œil sur Jésus pour voir si celui-ci fabriquait plus d’oiseaux que lui ou de plus beaux, poussa un cri d’émerveillement quand il vit Jésus peindre ainsi ses oiseaux avec la lumière du soleil subtilisée aux flaques de la rue. Et Judas trempa aussi sa main dans l’eau brillante pour essayer de lui prendre son soleil. Mais la lumière ne se laissa pas prendre par Judas. Elle lui glissa entre les doigts… et il n’arriva pas à capturer la moindre pincée de couleur pour ses malheureux oiseaux.
Attends, Judas ! dit Jésus. Je vais te peindre tes oiseaux.
Non, dit Judas. N’y touche pas. Ils sont beaux comme ils sont.
Il se leva, les sourcils froncés et les lèvres pincées. Puis il posa son large pied sur les oiseaux et, l’un après l’autre, les transforma en petites boules d’argile aplatie.
Quand tous ses oiseaux furent détruits, il s’approcha de Jésus, qui caressait ses petits oiseaux en terre scintillant comme des joyaux. Un instant, Judas les contempla en silence, mais ensuite il leva le pied et en écrasa un. Quand Judas releva son pied et vit le petit oiseau transformé en terre grise, il ressentit un tel soulagement qu’il éclata de rire et leva le pied pour en écraser un deuxième.
Judas, cria Jésus, mais qu’est-ce-que tu fais ? Tu ne sais donc pas qu’ils sont vivants et savent chanter !
Mais Judas, riant toujours, en écrasa un autre.
Jésus regarda autour de lui à la recherche de quelqu’un pour l’aider. … Il chercha sa mère des yeux. Elle n’était pas loin mais le temps qu’elle vienne, Judas aurait déjà détruit tous ses oiseaux. Les larmes vinrent aux yeux de Jésus…. Il ne lui restait plus que trois oiseaux. Alors, fâché contre ses oiseaux qui restaient immobiles et se laissaient piétiner sans tenir compte du danger, Jésus frappa dans ses mains pour les réveiller et il leur cria :
Mais envolez-vous ! Envolez-vous !
Et soudain, les trois oiseaux commencèrent à remuer leurs petites ailes et, en en battant maladroitement, ils réussirent, à voler jusqu’au bord du toit, où ils étaient en sécurité.
Mais quand Judas vit que les oiseaux se servaient de leurs ailes et volaient au commandement de Jésus, il se mit à pleurer… et il se jeta aux pieds de Jésus.
… Car Judas aimait Jésus, et l’admirait…
Marie, qui depuis le début avait assisté au jeu des enfants, se leva alors et souleva Judas pour l’asseoir sur ses genoux et le caresser.
Pauvre enfant, lui dit-elle. Ne sais-tu pas que tu viens de tenter quelque chose qu’aucune créature n’est en mesure de faire ? Ne t’engage plus dans ce genre d’entreprise si tu ne tiens pas à devenir le plus malheureux des hommes. Qu’adviendrait-il à celui d’entre nous qui oserait affronter celui qui peint avec le soleil et insuffle l’esprit de la vie dans l’argile mort ?
[1] D’après Selma Lagerlöf A Nazareth, dans l’Arc-en-ciel (1900) et repris dans les Légendes du Christ (1904)
Le texte est l’original de Selma Lagerlöf, Première femme à obtenir le Prix Nobel de littérature en 1909. Elle est plus connue pour avoir écrit Le merveilleux voyage de Nils Holgerson à travers la Suède.
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