Le Rouge-gorge[1]
C’était à l’époque où Notre-Seigneur créait le ciel et la terre… il créait aussi tous les animaux et toutes les plantes et leur donnait leurs noms.
… C’est en ce temps-là qu’un jour, alors que Notre-Seigneur se trouvait au paradis et peignait les oiseaux, que la peinture vint à manquer dans les pots de Notre-Seigneur, si bien que le chardonneret serait resté incolore si Notre-Seigneur n’avait, sur ses plumes essuyé tous ses pinceaux.
Et c’est en ce temps que l’âne reçut ses longues oreilles parce qu’il ne se souvenait pas du nom qui lui avait été attribué. Il l’oubliait dès qu’il avait fait quelques pas sur les pâturages et, trois fois de suite il revint pour demander comment il s’appelait… Notre-Seigneur, impatient, le saisit par les oreilles et lui dit : « tu es un âne ! »
… Un soir il eut l’idée de créer un petit oiseau gris.
[Un oiseau comme on peut les rencontrer près du lac de Tibériade – Photographie personnelle – Tibériade 2006]
Souviens-toi que ton nom est Rouge-gorge ! dit Notre-Seigneur à l’oiseau lorsqu’il eut terminé.
Et après l’avoir déposé dans sa main ouverte, il le laissa s’envoler.
Mais lorsque l’oiseau eut volé un moment et contemplé la belle terre sur laquelle il allait vivre, l’envie lui prit de se contempler lui-même. Il découvrit alors qu’il était tout gris et que sa gorge était tout aussi grise que le reste. Rouge-gorge se tourna et se retourna et se mira dans l’eau mais il n’arriva pas à se découvrir une seule plume rouge.
Alors l’oiseau retourna auprès de Notre-Seigneur.
… La crainte faisait battre très fort le cœur du petit oiseau mais, en décrivant des cercles paisibles, il s’approcha néanmoins de Notre-Seigneur et, finalement, se posa sur sa main.
Et Notre-Seigneur lui demanda ce qu’il voulait.
J’aimerais simplement te poser une question, dit le petit oiseau.
Que veux-tu savoir ? dit Notre-Seigneur.
Pourquoi dois-je m’appeler Rouge-gorge, alors que je suis tout gris du bec jusqu’au bout de la queue ? Pourquoi m’appelle-t-on Rouge-gorge alors que je ne possède pas une seule plume rouge ?
Et l’oiseau tourna vers Notre-Seigneur ses grands yeux noirs et implorants puis regarda autour de lui. Là, il vit des faisans entièrement rouges sous une légère couche de poudre dorée, des perroquets aux amples cols rouges, des coqs à crête rouge, sans parler des papillons, des poissons rouges et des roses. Et tout naturellement l’infime quantité qu’il lui faudrait, rien qu’une goutte de peinture sur sa gorge, et il serait un bel oiseau et son nom lui conviendrait.
Pourquoi dois-je m’appeler Rouge-gorge alors que je suis tout gris ?
… Notre-Seigneur ne fit que sourire tranquillement puis dit : Je t’ai nommé Rouge-gorge, et Rouge-gorge sera ton nom, mais c’est à toi et à toi seul qu’il incombe de mériter tes plumes rouges.
… La seule idée qui lui vint à l’esprit fut de construire son nid dans un buisson d’épines. Il le bâtit ainsi parmi les épines d’un épais fourré d’églantiers. Comme s’il espérait qu’un pétale s’accrocherait à sa gorge et la teinterait de sa couleur.
Un nombre infini de jours s’étaient écoulés depuis ce jour-là, qui fut le plus joyeux des temps.
… Vint alors un autre jour, dont on allait se souvenir longtemps dans l’histoire du monde et le matin de ce jour-là, l’oiseau Rouge-gorge était perché sur une petite colline dénudée en face de Jérusalem et chantait pour ses oisillons cachés dans un petit nid dans l’épaisseur d’un buisson d’épines. L’oiseau Rouge-gorge racontait le merveilleux jour de la création et de la distribution des noms, … comme tous les oiseaux Rouge-gorge l’avaient conté depuis le tout premier qui avait entendu les paroles de Dieu et qui s’en était allé de la main de Dieu.
Et voyez aujourd’hui, termina-t-il tristement, tant d’années se sont écoulées, tant de roses ont bourgeonné, tant d’oisillons sont sortis de leurs œufs depuis le jour de la création… mais Rouge-gorge reste un petit oiseau gris qui n’a pas encore réussi à gagner ses plumes rouges. … Tous, nous avons agi de notre mieux, dit le petit oiseau, mais tous nous avons échoué. Le premier Rouge-gorge rencontra un autre oiseau qui lui ressemblait parfaitement, et il se mit tout de suite à l’aimer d’un amour si fort qu’il sentit sa poitrine s’embraser. « Oh, pensa-t-il alors, maintenant je comprends. L’intention de Notre-Seigneur est que j’aime avec tant de chaleur que l’ardeur de l’amour qui habite mon cœur colore de rouge les plumes de ma gorge. »… Il échoua cependant, comme tous les autres après lui….
Nous avons aussi placé nos espoirs dans le chant…. Le premier oiseau Rouge-gorge, déjà, chanta si généreusement que sa poitrine se gonflait d’exaltation et, une nouvelle fois, il se permit d’espérer. « Ah, pensa-t-il, c’est l’ardeur du chant qui habite mon âme qui va colorer en rouge mon plumage. »… Il échoua pourtant…
Que pouvaient-ils espérer, quand tant d’excellents ancêtres n’avaient pas réussi à atteindre le but ?
…/…
[Une des portes d’entrée dans la vieille ville de Jérusalem – Photo personnelle – Jérusalem 2006]
L’oiseau s’interrompit au milieu de sa phrase car, par une des portes de Jérusalem, sortait une foule de gens, et cet important cortège monta vers la colline où l’oiseau avait son nid.
Il y avait là des cavaliers montés sur leurs fières montures, des soldats armés de longues lances, des assistants bourreaux portant clous et marteaux, il y avait des prêtres et des juges, marchant dignement, des femmes en pleurs et, surtout, un tas de gens courant dans tous les sens, la clique affreuse des batteurs de pavé.
…/…
Le petit oiseau gris craignait à chaque instant que le petit rosier sauvage ne fût piétiné. Faites attention à vous, cria-t-il aux petits sans défense…
Soudain, l’oiseau cessa ses cris d’avertissement, il resta pétrifié et silencieux. Il en oubliait presque le danger que lui-même courait.
… Non, ceci est trop horrible, dit-il. Je ne veux pas que vous voyiez ce qui se passe. On s’apprête à crucifier trois malfaiteurs.
… L’oiseau Rouge-gorge suivit tout le spectacle avec des yeux écarquillés d’horreur.
Que ces hommes sont cruels ! Il ne leur suffit pas de clouer ces pauvres créatures sur des croix, mais ils ont même ceint durement la tête de l’un d’eux d’une couronne d’épines. Je vois que les épines ont blessé son front, et que du sang s’en écoule. Et cet homme-là est si beau et porte autour de lui un regard si doux que tout un chacun devrait l’aimer.
… Il vit le sang qui coulait sur le front du crucifié et, cette fois, n’arriva pas à rester immobile dans son nid. … Et il quitta le nid et battit des ailes pour décrire de larges cercles autour du crucifié.
Il tourna ainsi plusieurs fois autour de lui sans oser s’approcher, car il était un petit oiseau farouche qui jamais n’avait osé s’approcher d’un homme. Mais progressivement il rassembla son courage, vola jusqu’à lui et, s’aidant de son bec, retira une épine qui s’était fiché dans le front du crucifié. Alors qu’il agissait ainsi, une goutte de sang du crucifié tomba sur la gorge de l’oiseau. Rapidement elle s’élargit, s’étala et colora toute les petites plumes tendres de sa poitrine.
Et le crucifié, entrouvrant ses lèvres, murmura à l’oiseau :
Grâce à ta miséricorde, tu viens de gagner ce que ton espèce a cherché à obtenir depuis la création du monde.
…
A peine l’oiseau fut-il retourné dans son nid que ses petits lui crièrent : « Ta gorge est rouge, les plumes de ta gorge sont plus rouges que les roses. »
Ce n’est qu’une goutte de sang du front de ce pauvre homme. Elle disparaîtra dès que je me baignerai dans un ruisseau. Mais le petit oiseau eut beau se baigner, la couleur rouge ne disparut pas de son plumage, et quand ses oisillons furent adultes, la couleur rouge sang brillait aussi sur les plumes de leur gorge… tout comme aujourd’hui….
[1] D’après Selma Lagerlöf, Père Noël (1901) repris dans les Légendes du Christ (1904)
Le texte est l’original de Selma Lagerlöf, Première femme à obtenir le Prix Nobel de littérature en 1909. Elle est plus connue pour avoir écrit Le merveilleux voyage de Nils Holgerson à travers la Suède.
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