Dans le jardin des mots : martyr… martyre…

Mon cher cousin,

J’emprunte l’intitulé « Dans le jardin des mots » à une grande dame, Jacqueline Worms de Romilly, helléniste, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et de l’Académie française. Il est le titre d’un livre [1] & [2] atypique pour celle qui fut professeur à la Sorbonne et nous a quittés en 2010.

Elle n’a pas traité ces mots qui aujourd’hui, après une nouvelle tragédie qui a endeuillé la nation, sont des concepts qui courent en boucle dans les innombrables articles de nombreux médias. Dans le désordre et sans épuiser le registre je voudrais évoquer « martyr, barbarie, radicalisation, valeurs, vandalisme … ». Ces mots qui sévissent dans les médias depuis de nombreux mois, à propos des actions menées dans de nombreux pays par des fanatiques se réclamant d’un « islamisme radical » méritent d’être revisiter. C’est en tout cas mon avis et sans prétendre faire le tour de la question ni moins encore rivaliser avec le talent et l’étendue de la culture de Jacqueline de Romilly, je vais m’essayer à l’exercice.

Dans un courrier tout récent je t’ai donné mes impressions sur la minute de silence qui a été observée le lundi 16 novembre.

Comme tout le monde a fait sans trop d’imagination le lien entre les événements du début janvier – « Charlie Hebdo » – tu ne seras pas étonné que je revienne moi aussi sur la tuerie qui a frappé le journal.

Pour commencer je me suis livré à une brève revue de presse en différé de l’événement pour situer mon sujet. Elle est assumée dans sa diversité mais je l’inscris telle que sans jugement de valeur sur le contenu ni sur les auteurs.

« Les abrutis qui ont massacré le 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo la fleur de l’intelligence française, symbole de l’esprit voltairien au meilleur sens du terme, nous rappellent la place tenue par nos chroniqueurs de l’époque comme contributeurs des Lumières. C’est cette richesse intellectuelle et morale qu’ont voulu tuer ces assassins dont la détermination et le professionnalisme dans l’horreur rivalisent avec le crétinisme le plus obscur. »

Noëlle Lenoir, 2015.01.08 [3]

« Le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, s’est exprimé en français pour témoigner son soutien aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo. Mercredi en fin d’après-midi, il a déclaré que les journalistes assassinés aujourd’hui « sont des martyrs de la liberté ». Le secrétaire d’Etat a également professé : « Aujourd’hui, demain, en France, à travers le monde, le pouvoir de la liberté d’expression vaincra ».[4]

 « Y a-t-il une vie après Charlie Hebdo ? Quelle leçon en tirons-nous ? Certains sont plus logiques et affichent, comme une gloire de ne pas céder à une mode qu’ils pensent passagère : « Je ne suis pas Charlie ». Mais alors, qui sommes-nous après un tel drame ? Des croyants les yeux bandés, guidés par un aveugle sourd et muet ? Ne pas être Charlie aujourd’hui représente pour moi une justification du terrorisme. Ces journalistes-dessinateurs sont des martyrs de la liberté. » [5]

« Le journaliste français Jean-François Khan, fondateur du magazine Marianne, connaissait plusieurs victimes. «Tignous [de son vrai nom Bernard Verlhac] était mon ami, je l’avais embauché à Marianne, a-t-il raconté à La Presse. Ils [les journalistes du journal] sont morts dans leur combat contre le fanatisme et les dérives de la religion. Ce sont des martyrs de la liberté d’expression. En soi, ce n’est pas mon truc, Charlie. C’est un journal anarchisant qui aime la provocation. Personnellement, je ne crois pas que cela soit la bonne façon d’aborder les choses, mais cela n’empêche absolument pas son droit d’exister.»[6]

«… Mais nous refusons de nous associer à ce que Charlie Hebdo soit qualifié de martyr pour la cause de la démocratie et de la liberté d’expression et nous mettons en garde nos lecteurs d’être prudents face au programme réactionnaire qui motive cette campagne hypocrite et malhonnête. » [7]

 « Les morts de Charlie Hebdo sont des martyrs de la liberté totale d’expression. » Ironie sinistre, ou bien cynisme assumé ? [8]

Premier mot : « martyr »

Le mot martyr vient du grec martur qui signifie témoin. Le martyre est la mort ou les tourments que subit le martyr pour une cause.

« L’Église du premier millénaire est née du sang des martyrs : « Sanguis martyrum – semen christianorum » [9] . Les événements historiques liés à la figure de Constantin le Grand n’auraient jamais pu garantir à l’Église un développement comme celui qui se réalisa durant le premier millénaire s’il n’y avait eu les semailles des martyrs et le patrimoine de sainteté qui caractérisèrent les premières générations chrétiennes. Au terme du deuxième millénaire, l’Église est devenue à nouveau une Église de martyrs. Les persécutions à l’encontre des croyants – prêtres, religieux et laïcs – ont provoqué d’abondantes semailles de martyrs dans différentes parties du monde. Le témoignage rendu au Christ jusqu’au sang est devenu un patrimoine commun aux catholiques, aux orthodoxes, aux anglicans et aux protestants, comme le notait déjà Paul VI dans son homélie pour la canonisation des martyrs ougandais. (…)

En notre siècle, les martyrs sont revenus ; souvent inconnus, ils sont comme des « soldats inconnus » de la grande cause de Dieu. Dans toute la mesure du possible, il faut éviter de perdre leur témoignage dans l’Église. Comme il a été suggéré lors du Consistoire, il faut que les Églises locales fassent tout leur possible pour ne pas laisser perdre la mémoire de ceux qui ont subi le martyre, en rassemblant à cette intention la documentation nécessaire. Et cela ne saurait manquer d’avoir un caractère œcuménique marqué. L’œcuménisme des saints, des martyrs, est peut-être celui qui convainc le plus. La voix de la communio sanctorum est plus forte que celle des fauteurs de division. »

Saint Jean-Paul II, Tertio Millennio adveniente, n° 37 – Lettre apostolique ouvrant la préparation du Grand Jubilé de l’an 2000 

Lors de son « pèlerinage à la mémoire des martyrs du XXe siècle » le 8 avril 2008, le pape Benoît XVI a dit : « Ce XXIe siècle aussi s’est ouvert sous le signe du martyre ». Le Saint Père a fait remarquer que «  lorsque les chrétiens sont vraiment levain, lumière, et sel de la terre, ils deviennent eux aussi, comme c’est arrivé à Jésus, objet de persécutions, et comme lui ils sont un signe de contradiction ».

Mais il ne faut pas oublier d’autres nombreux martyrs qui ont aussi témoigné par la mort, par l’exil, par la déchéance tout au long de l’histoire biblique. L’histoire des derniers de l’Ancien Testament [10] se lit dans les deux livres des martyrs d’Israël qui raconte la révolte de Mattathias et de ses fils contre la tyrannie du roi Antiochus IV [11].

Permets-moi de revenir sur l’événement du 13 novembre. Ceux qui se sont fait sauter le caisson avec une ceinture d’explosifs prétendent eux aussi au glorieux titre de martyr.

Alors quel peut bien être le sens du martyre, l’acte par lequel on rend un témoignage, quand il est appliqué dans des contextes aussi éloignés que celui où des journalistes sont assassinés pour avoir caricaturé le prophète, les chrétiens des premiers siècles jusqu’à nos jours qui ont rendu témoignage au Christ en mourant plutôt que de trahir leur foi et des fanatiques qui choisissent de perdre la vie entraînant dans la mort des centaines d’innocents ?

Personne sans doute n’est titulaire exclusif d’une identité sémantique et si nous sommes très attachés à la richesse de sens des mots, à vouloir trop élargir le champ d’application le résultat est que le mot perd de sa signification.

Pour ma part tu comprendras que je ne partage pas de « panthéoniser » les journalistes de « Charlie Hebdo » comme des martyrs, fût-ce de la liberté d’expression. La liberté a-t-elle vraiment besoin de « ces témoins » ? Je n’entrerai pas ici dans un nouveau débat qui a déjà eu lieu en janvier et que les événements récents justifient pour certains qu’on les réchauffe. Quand on va au combat l’arme à la main, même si l’arme n’est qu’un crayon on peut s’attendre à ce qu’elle se retourne contre nous … et cette fois elle n’est plus un crayon. … Ce qui, bien évidemment, n’est pas supportable. J’admets qu’ils soient des témoins d’une cause mais je laisse à ceux qui la partagent la liberté de les mettre sur les « autels républicains » !

Je suis Charlie.3.2

Si un fanatique djihadiste met une ceinture d’explosifs pour aller plus vite et pas tout seul, hélas pour les innocents qu’il entraîne avec lui, au paradis d’Allah, il ne témoigne que d’une chose, de sa folie, ce qui est bien le sens du mot fanatique. Eux non plus ne sont pas des martyrs parce que leur cause est insensée.

Quant aux chrétiens, ils n’ont pas prétendu au martyre ni ne l’ont cherché par vocation eux par qui tout a commencé. Leur longue histoire qui du Colisée et des cirques de Rome s’est poursuivie tout au long des siècles jusqu’à aujourd’hui s’est aussi déroulée dans des « théâtres plus contemporains » qui ont pour nom : révolutions, guerres civiles, lutte idéologique assortie de lutte armée, dictatures…

Martyre de saint Etienne02

Ils ont répondu, parce que les circonstances les y ont conduits, debout dans les arènes, cloués sur des croix, torturés dans des camps, envoyés dans tous les goulags de la planète… sans jamais chercher cette palme parce qu’ils voulaient avant tout vivre pour témoigner. Ils savaient que Jésus l’avait annoncé [12] mais ils avaient surtout entendu le message donné aux apôtres après l’ascension : « Allez dans la monde entier, faites des disciples » [Matthieu, 28,19]. C’est à eux qu’en premier le témoin a été passé. Et ce témoin a couru de main en main transmis par ces témoins jusqu’à aujourd’hui parce que la course ne peut pas s’arrêter.

Et surtout, si la couleur du martyre est le rouge, le rouge du sang versé, elle est aussi celle de la charité. Ainsi en a décidé saint Jean Paul II le 10 octobre 1982 en canonisant saint Maximilien Kolbe [13].

Saint Maximilen Kolbe

Pizzicatho

2015.11.21

[1] http://www.canalacademie.com/ida2199-Dans-le-Jardin-des-mots-un-livre-de-Jacqueline-de-Romilly.html

[2] http://www.livredepoche.com/dans-le-jardin-des-mots-jacqueline-romilly-de-9782253124382

[3] http://blogs.lexpress.fr/noellelenoir/

[4] http://www.itele.fr/france/video/john-kerry-les-journalistes-assassines-sont-des-martyrs-de-la-liberte-106810

[5] http://www.croixdunord.com/la-vie-apres-charlie-les-lecons-dun-martyr-pour-la-liberte-seront-elles-entendues_3166/

[6] http://www.lapresse.ca/international/dossiers/attentats-a-paris/201501/08/01-4833403-des-martyrs-de-la-liberte-dexpression.php

[7] https://www.wsws.org/fr/articles/2015/jan2015/pers-j10.shtml

[8] http://www.bvoltaire.fr/tomasteri/de-la-liberte-dexpression-et-de-la-violence,151029

[9] Tertullien, Apologétique, 50,13

[10] Jacqueline de Romilly aurait aussi fait remarquer que l’étymologie latine de testament est testis qui signifie témoin.

[11] Lire le bouleversant récit in Deuxième livre des martyrs d’Israël, chapitre 7.

[12] Jean, 15,20 ; Matthieu, 5, 10 ; Luc, 21, 12-19

[13] http://www.immaculee.org/page.php?id=43

 

 

Une minute de silence …

Pray for Paris.5.2

« Souvent le silence est une réponse »

Ménandre[1]

Mon cher cousin,

Lundi la France sidérée par les attentats du 13 novembre a observé la traditionnelle « minute de silence » pour « témoigner ».

Je comprends bien que ce soit une manifestation de … justement, je me demande de quoi. De solidarité ? De compassion ? … Mais je pose aussi la question : à quoi cela sert-il ? Il n’y a rien de plus pesant que le silence dans ces circonstances, et l’on est presque soulagé quand la minute se termine. … C’est long une minute quand on compte mentalement chaque seconde.

Je me pose une autre question : et si au lieu d’un silence vide comme un désert on l’habitait intérieurement. Au lieu d’être simplement une minute vide, perdue dans le vague des regards tout aussi vides qui, il faut bien l’avouer, ne savent pas très bien sur quel horizon se fixer, on la remplissait de contenu…, de prière.

… J’entends déjà les réflexions habituelles : « Ça sert à quoi de prier dans ces circonstances ? Dieu ? … n’aurait-il pas pu empêcher, cette guerre, cette catastrophe, cette maladie, … toutes ces épreuves qui brisent nos existences. » La litanie des « responsabilités » qui pèsent sur ce Dieu qui reste sourd se déroule à l’infini.

Voilà que seront toujours affrontées face à face les deux attitudes, dans un duel intemporel autant que sans issue. Et il n’y a pas de réponse … En tout cas la minute de silence perd toute signification si on la met en face de la prière, sous le prétexte qu’elle ne sert à rien. La minute de silence n’a pas plus d’efficacité. Ceux qui l’observent ont-ils construit quelque chose ? Le silence tout seul est l’abîme du désespoir alors que la prière, qui souvent s’inscrit aussi dans le silence, engendre l’espérance. Le silence est un mur d’incompréhension, une frontière qui isole et qui dresse une barrière franchissable seulement sous condition. La prière est un pont qui conduit l’âme à la rencontre de Dieu… ou si ce n’est d’un Dieu que l’on connaît au moins d’une aspiration.

Je n’aime pas les minutes… pas plus que les secondes de silence qui nous transportent au bord de l’éternité du vide.

Je crois à la vertu, à la force, de la prière qui peut-être sans rien apporter de tangible, dans l’instant, porte en elle un élan qui maintient debout face à la tempête.

Le plus beau symbole du silence et de la prière sera toujours celui du Golgotha. Après avoir lancé vers le ciel, dans le peu de souffle qui lui restait, son ultime parole « Consummatum est », Jésus rendit son esprit. Il ne reste plus au pied de la Croix dressée sur le monde, qu’une mère et un fils qu’elle vient de recevoir… Sa dernière parole est aussi la porte qui ouvre sur un grand silence mais il est habité de prière et d’espérance. Sans doute seule, Marie, toute à sa douleur, sait-elle en cet instant, dans son cœur, que cette porte appelle l’espérance, celle qu’elle a ouverte depuis l’Annonciation. Elle est aujourd’hui et toujours, au milieu des vicissitudes de la vie l’icône inscrite dans le cœur du chrétien qui sait que sa foi n’est pas vaine.

« Souvent le silence est une question … »

Pizzicatho

2015.11.17

Pray for Paris.4.2

Le logo modifié s’inscrit sur deux photographies prises à Lourdes en mars 2010 qui représentent respectivement la quatrième et la treizième stations du Chemin de Croix de Lourdes sculptées dans le marbre par Maria de Faykod[2] pour célébrer le 150° anniversaire

[1] http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/12/Men/Menandre.htm

[2] http://www.musee-de-faykod.com/chemindecroix.html