Mon cher cousin,
Cette lettre est atypique car figure-toi que j’étais auprès de Notre Père à tous quand est arrivé une personne remarquable. Ce n’est pas si rare car tu imagines qu’ici les arrivées sont quotidiennes. Je ne sais pas ce qu’il en est chez vous mais tu n’es pas sans savoir que la porte d’entrée dans votre camp passe par la case départ qui est chez nous.
Nous avons reçu un grand chef d’orchestre, Claudio Abbado.
Il se trouve que mon protégé est un mélomane. Le dictionnaire définit un mélomane comme « une personne passionnée de musique classique ». Cette précision pour dire qu’il n’a pas la prétention d’être un virtuose ni un grand musicologue : il aime la musique tout simplement. Je me suis entretenu avec lui et j’ai cru comprendre que ce chef d’orchestre était réellement un grand chef doublé d’une forte personnalité.
Je te fais grâce de sa carrière qui est d’une grande richesse, et je dirai seulement que la contribution qu’il a apportée à la musique est prodigieuse.
Les hommages qui lui ont été rendus à sa disparition sont nombreux et unanimes. Sur les chaînes qui diffusent la musique, classique en particulier, les auditeurs ont pu entendre des enregistrements mémorables extraits de ses interprétations qui couvrent tous les répertoires. Mon protégé m’a confié qu’il était plus spécialement ému par certains enregistrements du répertoire des œuvres dites sacrées. Il était ému parce que ce chef était aussi connu pour des idées qui n’étaient pas forcément en accord avec ce que ces mêmes œuvres expriment : le sacré. Oh, bien sûr tu me diras qu’on ne demande pas à celui qui dirige, par exemple, le Stabat Mater de Pergolèse, la Passion selon saint Matthieu de Jean Sébastien Bach ou l’Ave verum de W. A. Mozart, de partager le contenu des textes sur lesquels est écrite la partition musicale. Je te l’accorde et n’en disconviens pas.
Mais si je te confie ces réflexions de mon protégé c’est qu’il se trouve que j’ai été admis au premier entretien qu’a eu Notre Père à tous avec ce chef, à son entrée. Je voulais te faire part du contenu de ce « premier entretien » parce qu’il me semble que cela peut te donner à réfléchir, sinon te faire changer de camp, hélas, hypothèse définitivement impossible ! Cela n’est pas sans lien avec ce que je te dis plus haut à propos des œuvres de musique sacrée. Je dois t’avouer que mon protégé éprouve un certain agacement à entendre certains journalistes spécialistes pérorer avec emphase sur la musique qui accompagne des textes d’une grande profondeur comme si le compositeur avait posé sans plus des notes sur ces mêmes textes sans tenir compte de ce qu’ils signifient… Un peu comme si mettre en musique le texte de la Passion selon saint Matthieu ne signifiait pas plus que de mettre en musique n’importe quelle prose aussi littéraire soit-elle : en somme comme s’il était possible de greffer un organisme vivant sur un support inerte. W. A. Mozart confiait qu’il n’était pas possible d’avoir entendu pendant toute son enfance l’Agnus Dei sans être profondément inspiré par ces mots. Enfin c’est un autre débat… Peut-être faudra-t-il y revenir un jour, car vider de son sens religieux une œuvre quelle qu’elle soit est bien dans votre pratique.
Quand je dis donc que j’ai assisté au « premier entretien », je dois t’expliquer qu’il s’agit du premier dialogue au cours duquel le « postulant à entrer chez nous » s’entretient librement avec Notre Père à tous. Nous y sommes admis. C’est un peu comme un grand oral public. Ensuite pour des confidences plus personnelles et décisives, les deux interlocuteurs restent seuls.
Je transcris ci-après quelques bribes de ce premier entretien.
- « Soyez le bienvenu, Maestro ! Vous me permettrez de vous appeler ainsi même si je crois savoir que vous préférez tout simplement « Claudio ». Laissez-moi d’abord vous confier toute mon admiration devant la richesse et la qualité des œuvres de toutes les époques qui ont traduit en musique ce que sont pour vous les mystères de la foi. Je reste vraiment ébahi devant l’étendue et la variété des œuvres que les compositeurs ont su écrire et les interprètes en permettre l’écoute. Je ne vous cache pas mon admiration à la lecture du catalogue de toutes les œuvres qui ont été produites depuis que des compositeurs se sont saisis de ces sujets qui vous sont connus sous le titre de répertoire de la « musique sacrée ». Rien ne vous a échappé : les mystères de la Création, l’histoire sainte de ce peuple que j’avais choisi à travers ses tribulations, ses grandes figures, ses exils et ses déportations, l’histoire de mon Fils avec, dans l’ordre, l’Annonciation, la Nativité et les événements qui l’ont accompagnée, sa vie publique, sa Passion et sa Résurrection… Rien n’a été oublié, c’est prodigieux ! Mais, vous, qu’en pensez-vous ? »
- « Je n’étais qu’un modeste exécutant. Je faisais de mon mieux pour exprimer ce que je croyais avoir appris de l’étude approfondie de l’œuvre et compris dans mon cœur et dans mon esprit. Vous vous imaginez qu’il n’est pas si facile aujourd’hui d’interpréter souvent à des siècles de distance des pièces qui ont été écrites dans un contexte personnel et historique bien différent. Je ne prétendais pas incarner Jean Sébastien Bach, ni aucun des grands compositeurs dont je devais assumer modestement de prendre la place. Je ne sais pas s’ils auraient aimé mon interprétation. Mon rôle était simplement d’être un « passeur d’émotion », l’héritier d’une tradition qu’il est impossible d’interrompre parce que sinon, c’est l’histoire humaine dont j’aurais, d’une certaine façon, brisé le cours. »
- « Je crois savoir que vous entreteniez des relations personnelles plutôt distantes avec tous ces mystères. Vous aviez, m’a-t-on dit, une orientation dont je sais que ses fondamentaux n’étaient pas très en accord avec tous ces mystères. Je vous accorde qu’ils restent toujours pour vous, et même pour ceux que la foi attache à ces vérités, des mystères, mais il ne manque pas de raisons profondes pour les comprendre. Je reste persuadé que vos convictions étaient sincères et que vous étiez conduit par de nobles idéaux pour le service de l’homme. En témoigne, pour moi, que vous ayez voulu, par exemple, faire entendre la musique que vous avez si bien servie, dans des lieux où elle était exclue comme les prisons. Vous savez peut-être que ce sont ces milieux marginaux, ces périphéries de l’humanité, qui avaient la préférence de mon Fils, qu’il n’a justement pas été compris pour cela et que c’est une des raisons qui l’ont conduit à sa Passion. »
- « Il est vrai que j’ai toujours donné la préférence à ce qu’il y a de plus noble dans l’homme et qui, dans notre monde fait si souvent défaut : la compassion, la solidarité, l’attention aux humbles et à tous ceux que les circonstances de la vie ont mis devant l’épreuve. Les dernières années de ma propre vie m’ont fait beaucoup réfléchir et je crois que j’ai un peu mieux compris la souffrance parce que je l’ai connue et vécue. Je sais que les hommes qui croient en vous accordent de l’importance à la souffrance. Je ne suis pas sûr qu’ils sachent toujours bien en parler… et peut-être même pas du tout. Vous voudrez bien admettre qu’il n’est pas si simple de croire en un Dieu qui enverrait son Fils sur la terre pour mourir au terme d’une Passion que je ne savais pas comprendre dans le texte mais dont la musique a su transmettre toute la grandeur. Mais ne reste-t-elle pas toujours un mystère ? Souffrir est-il un but ? »
- « Vous avez raison ! La souffrance n’est pas un but … en soi ! Je n’ai pas envoyé mon Fils sur la terre pour qu’il donne un sens à la souffrance. Il a souffert et c’est tout. Mais sa souffrance était pour le salut des hommes, il est là son sens. Ce n’est pas en souffrant sans plus que l’homme se sauve. Et ce n’est pas la souffrance seulement qui le fait entrer sur ce chemin qui le conduit vers sa fin. Sa fin ? Me connaître ! Vouloir librement me connaître ! Je sais bien que beaucoup de sermons ont été prononcés qui ont essayé de sublimer la souffrance, de lui trouver justement un sens, à défaut de lui en donner. Le cardinal Louis Veuillot qui passait par l’épreuve de la maladie a écrit ces belles paroles, remplies de sa propre expérience, … comme vous : « Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même, j’en ai parlé avec chaleur. Dites aux prêtres de n’en rien dire : nous ignorons ce qu’elle est et j’en ai pleuré. » [cité par Mgr Marc Lallier dans son homélie aux obsèques du Cardinal Louis Veuillot, le 17 février 1968]. Vous serez étonné que je vous dise cela. Oui, nous sommes au cœur du mystère dont nous avons déjà beaucoup parlé. Et la musique, ne vous a-t-elle pas fait pénétrer au cœur de ce mystère ? Ne l’avez-vous approché un peu ? Un pianiste que vous avez bien connu, Nikolaï Lugansky, a repris à son compte une affirmation d’un compositeur russe comme lui, Sergueï Rachmaninov : « Si l’on aime la musique, on ne peut pas croire que Dieu n’existe pas ». Je vous vois songeur ? …
…/…
Voici votre baguette.
Je mets à votre disposition mon orchestre et un chœur.
Je vous demande de diriger la Messe en Es-Dur de Franz Schubert et de me bouleverser, comme à chaque fois que j’écoute le Credo et le verset « Et incarnatus est… ».
Pizzicatho
2014-01-21
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