Le diable

Mon cher Charly,

[Lettre de mission]

 Je vais te confier une mission spéciale qui requiert beaucoup de savoir-faire et qui doit nous permettre de gagner beaucoup de disciples pour notre père d’en-bas. N’oublie pas que notre ennemi est celui qu’ils appellent « le Père du ciel » ou « le Père d’en haut ».

Tu vas devoir te rendre dans un nouveau pays[1]. Il s’est acquis depuis des siècles, une distinction honorifique que nous détestons plus que tout. Il est la première nation à être passée dans le camp de l’ennemi et à ce titre on l’appelle la « fille aînée de l’Eglise ».

Au fil des siècles nous avons fini par gagner beaucoup de terrain et, de façon décisive depuis qu’ils ont fait « leur révolution ». La seule pensée de cette période idyllique me réconforte quand je pense à toutes les batailles que nous avions engagées et que nous avons perdues. Mais pendant cette période et grâce à elle nous avons fait beaucoup de belles conquêtes sur bien des terrains. Et jusqu’à aujourd’hui nous en tirons les bénéfices. Mais il ne faudrait pas nous endormir sur des lauriers durement mais jamais totalement conquis.

Tu dois prendre conscience que le seul fait de t’envoyer là-bas porte la marque d’une grande confiance, mais aussi d’une grande responsabilité. Tu ne devras jamais oublier que cette nation nous a fait le plus grand mal en envoyant partout dans le monde des missionnaires pour évangéliser. Tu imagines, des hommes et des femmes qui ne demandaient rien à personne, ont vu arriver chez eux des personnages dans un accoutrement ridicule et qui, en plus, ne craignaient pas d’aller dans des régions reculées et complètement perdues où même les autochtones n’osaient pas s’aventurer. C’est dire s’ils y croyaient !

Heureusement nous avons réussi à leur mettre des bâtons dans les roues en intervenant auprès des responsables politiques de cette même nation pour qu’ils envoient en même temps des fonctionnaires et des soldats qui n’avaient pas l’objectif d’évangéliser. Bien sûr, il se trouvait parmi eux des brebis galeuses qui marchaient main dans la main avec les missionnaires. Mais finalement nous avons obtenu au bout du compte des résultats intéressants : les guerres coloniales ; les guerres d’indépendance et leurs séquelles, notamment l’anticolonialisme qui est aujourd’hui l’un de nos meilleurs atouts pour discréditer l’ennemi dans ces pays.

Quant aux missions, si tu regardes le résultat aujourd’hui, ce n’est quand même pas aussi brillant qu’ils veulent le faire croire. Ils ont fait des disciples mais à quel prix pour ceux qui sont partis : la maladie, le martyre (une arme toujours efficace mais dont il ne faut pas abuser), les désillusions, les défections parmi les convertis et y compris dans leurs propres rangs.

Si je te dresse ce tableau somme toute contrasté, c’est pour te mettre dans l’ambiance de cette nation qui est en train de s’enfoncer dans une crise qui est surtout spirituelle et morale et c’est ce qui nous sert le plus. On peut certes en rajouter des louches en introduisant une dose de crise matérielle, mais ces crises-là ont toujours des solutions, même si elles facilitent momentanément l’aggravation de l’autre crise, la crise morale et spirituelle qui est la seule qui nous intéresse vraiment, et qui est la condition sine qua non de toutes les autres et donc de nos plus belles victoires.

Tu te renseigneras bien sur l’histoire récente de cette nation, sans perdre de vue que les faits ne seront jamais que des circonstances accidentelles que nous devons exploiter au mieux de nos intérêts, mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte c’est de créer une exaspération qui ramène les créatures abominables vers des centres d’intérêt très primaires qui les éloignent le plus longtemps possible de la pensée de l’ennemi.

Je ne te cache pas que la situation est grave car tu apprendras que le représentant officiel de l’ennemi, qui habite le pays voisin, a décidé d’ouvrir une année de la Foi. Rien que ça ! Nous qui avons mis des siècles pour miner le terrain et tenter de réduire la foi à de vagues croyances,  figure-toi qu’il vient de nous déclarer la guerre. On va voir ce qu’on va voir, mais cette année promet de belles empoignades.

Justement, le moment est venu de leur porter un coup sérieux. Tu sais qu’ils ont gouvernement et celui qu’ils ont depuis quelques mois nous sert plutôt bien. Ne crois pas que je sois naïf : leurs grands principes, leurs convictions sont fragiles et ils en changent souvent sans se rendre compte que c’est du vent, rien de très sérieux comme la foi et tout ce qui en dérive comme la prière, les sacrements, les œuvres de charité. Tu peux retourner comme un gant un de ces arrogants défenseurs de belles convictions politiques et ça ne leur fait ni chaud ni froid, mais faire sortir de l’Eglise un croyant authentique, c’est une autre paire de manches. Je sais bien que nous avons des taupes à l’intérieur de l’institution mais ils ne sont pas fiables et de toute façon, même s’ils servent nos intérêts, les traîtres ne sont jamais de bons clients.

En ce moment, et grâce à des transfuges –ils les appellent des renégats-  nous avons réussi à allumer une double mèche qui va, je l’espère, mettre le feu aux poudres. Il s’agit de bien manœuvrer et de jouer serré. Leur nouveau gouvernement a sur le gril deux projets qui sont deux petites merveilles. Tu te rends compte, le premier projet est le meilleur outil qu’ils mettent entre nos mains pour détruire la famille et tout ce qui s’en suit Quant au deuxième il aura pour objectif une loi des plus intéressantes pour nous : elle devrait autoriser à envoyer ad patres un bon nombre d’entre eux qui ne supportent plus de vivre dans des conditions qu’ils jugent, et on les comprend, indignes. Ce projet les mettra dans les conditions optimales qui leur ouvrent toute grande la porte qui conduit chez nous. Entre nous, la vie est bien la chose la plus pénible qui soit et ils n’ont pas conscience du mal de chien que nous nous donnons pour la leur rendre insupportable. Une de leurs passionarias, la « folle d’Avila », écrivait, à propos de la vie : « …une mauvaise nuit dans une mauvaise auberge [2]». Elle savait de quoi il retourne, elle à qui nous en avons fait voir de toutes les couleurs.

Ne perds pas ton temps avec ceux qui résistent, ceux qui ont fait un objectif de toute leur vie d’être un « signe de contradiction » dans un monde sécularisé, supportant toutes les épreuves. Ils seront toujours réfractaires à nos argumentations. Ils sont du même acabit que cette foule d’indomptables que nos lointains prédécesseurs envoyaient en cohorte dans les cirques et dont ils ont fait des saints martyrs.

« Dieu-merci » (Ô, pardon !) pour eux, les arènes ont fermé boutique mais il reste, heureusement pour nous, le cirque médiatique qui finalement est beaucoup plus intéressant, moins cruel et plus amusant.

Et surtout arrange-toi toujours pour que les disciples de l’ennemi marchent en ordre dispersé, que l’on ait l’impression que la religion, ce système imbécile, que l’un de nos meilleurs alliés a qualifiée d’opium du peuple, apparaisse comme une utopie qui rend stupide, en plus ne pas leur apporter le bonheur qu’ils espéraient.

Il faut qu’ils sentent peser sur eux le poids d’une pression qui les dépasse mais qui s’exerce sans violence sous les apparences de la démocratie, de la liberté, du respect de l’autre. Beaucoup finiront par capituler. Je préfère te prévenir que tous ces mots sont des concepts que ces « animaux qui se croient intelligents » affectionnent mais qui sont aussi de ceux qui génèrent le plus de conflits. Ils s’en accommodent parce qu’ils pensent que c’est dans ces concepts que se trouve la clef de leur misérable existence. Tu n’imagines pas la quantité de livres dont ils remplissent leurs bibliothèques sur ces sujets. Il est vrai que s’ils étaient cohérents et s’ils avaient des repères éthiques -quel mot repoussant !- ils s’éviteraient bien des problèmes, mais comme ils les ont peu à peu abandonnés au profit du consensus (Ah que ce mot est plaisant !) et du progrès scientifique… ils ont introduit le cheval de Troie dans tous leurs systèmes.

N’oublie pas un grand principe qui donne toujours de bons résultats : comme tout n’est jamais ni tout blanc ni tout noir et que généralement les « créatures abominables » ont un penchant pour la miséricorde, il faudra toujours faire en sorte que la vérité, contre laquelle nous ne pouvons pas lutter à armes égales avec l’ennemi, soit combattue par le sentimentalisme et le consensus mou. Ainsi ceux qui défendent la vérité passeront-ils toujours pour des êtres sans cœur. Il faut à tout prix que disparaisse la seule chose contre laquelle nous sommes impuissants : l’amour. Cette maudite créature, en effet, est faite pour aimer et s’il aime vraiment il est sauvé et il devient pour nous le pire des dangers car il en entraîne beaucoup d’autres à sa suite.

Enfin n’oublie jamais le principe fondamental de toute notre tactique, il est toujours le même, il a marché la première fois et il fait toujours ses preuves. Sur tous les modes tu dois convaincre les vermines de cette seule vérité, la seule qui nous permet de les tourner de notre côté : « vous serez comme des dieux ».

Pour y parvenir il n’y a qu’une méthode la tentation, la tentation et la tentation. Avec un peu d’expérience tu verras que ça marche (presque) à tous les coups. Avec un peu plus d’expérience tu verras aussi que cela demande du travail, beaucoup de travail. Mais l’ennemi, qui est pourtant très fort a aussi commis une erreur ! Il a donné à la créature la liberté ! Tu constateras très vite que c’est pour elle un point fort et un point faible. A nous de nous en servir pour l’attaquer sur son côté faible.

Le sbire de Shaytân

2013-02-25


[1] On appellera ce pays imaginaire Fhollandia

[2] Sainte Thérèse d’Avila, Le Chemin de perfection, 34 “¿Qué será de la pobre alma que, acabada de salir de tales dolores y trabajos como son los de la muerte, cae luego en ellas? ¡Qué mal descanso le viene!; ¡qué despedazada irá al infierno!; ¡qué multitud de serpientes de diferentes maneras!; ¡qué temeroso lugar!; ¡qué desventurado hospedaje! Pues para una noche una mala posada se sufre mal, si es persona regalada (que son los que más deben de ir allá), pues posada de para siempre, para sin fin, ¿qué pensáis sentirá aquella triste alma?”

Le texte original le dit différemment et dans un contexte précis mais le sens habituellement retenu est bien que la vie est comme passer « une mauvaise nuit dans une mauvaise auberge ».