Tu as sans doute choisi de franciser ton prénom, pour exprimer ton adhésion à ta nouvelle patrie, Michel, et pourtant, jamais tu n’obtiendras la naturalisation et tu seras toujours un apatride, porteur du passeport Nansen[1].
J’intitule cette lettre ouverte « Missak » m’adressant à toi en conservant ton prénom d’origine, celui que t’ont donné tes parents et qui atteste ton appartenance à ton peuple, le peuple arménien, victime du génocide en 1915 au cours duquel tu perds ton père et ta mère. Tu es un orphelin du génocide arménien.
Tu arrives en France en 1923 et tu aimeras ce pays d’adoption qui finira par t’adopter vraiment le 21 février 2024.
Mais qui es-tu, Missak, pour tous ceux qui ont salué ton entrée au Panthéon, qui l’a vraiment compris quand ta biographie se résume à ces quelques mots : « Missak Manouchian, poète arménien, étranger engagé dans la Résistance française, communiste, patriote ».
Tout cela tu l’as été et tu l’as incarné jusqu’au sacrifice de ta vie, même si, comme tu l’as toi-même écrit dans ta dernière lettre, il a été prémédité par « ceux qui nous ont vendus ».
Je ne vais pas poursuivre ta biographie officielle parce que le souvenir que je veux garder de toi est passé inaperçu pour tous ceux qui ont, à juste titre, salué ta mémoire.
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »
C’est le refrain que le Président de la république répète six fois dans son discours d’hommage solennel de la Nation pour ton entrée au Panthéon.
C’est curieux quand même de reprendre ce vers extrait d’un poème de Louis Aragon, « Bierstube, Magie allemande » écrit en 1956 dans Le Roman inachevé et dans lequel il évoque ses années d’après la Première Guerre mondiale où, encore mobilisé, il participait à l’occupation du territoire allemand. Il revisite cette période de sa vie et les bars à filles que le jeune soldat qu’il était, fréquentait alors.
Pour ma part je préfère ces vers du même Louis Aragon :
La Rose et le Réséda[2] est le dernier poème que Louis Aragon signe de son nom avant d’entrer dans la clandestinité. Le texte paraît dans la revue Le Mot d’Ordre en mars 1943. Lorsque le poème est publié dans le recueil La Diane française, en décembre 1944, Louis Aragon ajoute une dédicace à Gabriel Péri et Honoré d’Estienne d’Orves, Guy Môquet et Gilbert Dru, tous fusillés par les Allemands pendant la guerre. Gabriel Péri et Guy Môquet sont communistes, Honoré d’Estienne d’Orves et Gilbert Dru sont catholiques.
Parce que, vois-tu, Missak, j’ai appris que tu avais rencontré au Mont Valérien l’abbé Frantz Stock, aumônier au Mont-Valérien qui fut le prêtre des fusillés, l’abbé des suppliciés.
Frantz Stock était Allemand et il réconforta les résistants français, lui, un catholique, il pria avec les juifs, dialogua avec des communistes et quadragénaire, il confessa des héros qui n’avaient pas 18 ans.
Armé de sa seule croix, il promit une autre vie aux condamnés à mort.
Il fut parfois rejeté mais toujours il implora Dieu de venir en aide à ceux que les nazis, ses compatriotes, allaient exécuter. Frantz Stock dont la soutane fut l’uniforme, dut apprendre à gagner la confiance des victimes sans perdre celle de leurs bourreaux ; à n’exprimer ni son admiration pour les martyrs ni sa détestation des assassins ; à garder la foi dans cet enfer ; et à rester debout face aux poteaux d’exécution, chaque matin, accompagnant par sa présence ces hommes emmenés comme des animaux à l’abattoir. Ils sont des milliers qu’il a accompagnés, parmi lesquels le capitaine Honoré d’Estienne d’Orves, le député communiste Gabriel Péri, ou les vingt-deux membres de l’Affiche rouge menés par toi, Missak Manouchian.
Le soir, il tenait son journal où il notait le nombre et la nature des exécutions. La lecture en est presque insoutenable, tellement Frantz Stock, qui craignait que la Gestapo ne le découvre, se contentait de tenir dans une banalité macabre la comptabilité d’une horreur quotidienne. Ce « Journal »[3] paraît pour la première fois en 2017.
Tu ne le sauras pas et tu seras parti, comme tous ceux du groupe qui porte désormais ton nom.
Dans ce journal on peut lire :
« Les vingt-trois sont condamnés à mort après une journée d’audience. Le 21 février 1944, les vingt-deux hommes sont fusillés au Mont-Valérien, en refusant d’avoir les yeux bandés, tandis qu’Olga Bancic est transférée en Allemagne et guillotinée à la prison de Stuttgart le 10 mai 1944. Quelques heures avant son exécution, Michel Manouchian se confesse à l’abbé Frantz Stock, aumônier du Mont-Valérien et communie de ses mains »[4].
« Entre ici, Missak Manouchian, avec ton terrible cortège ! »
Nous sommes le 21 février 2024.
Pour ma part je préfère garder en mémoire, l’entrée moins solennelle, incognito, à laquelle t’avait préparé l’abbé Frantz Stock, le 21 février 1944.
Vous aviez quelque chose en commun, l’amour de la France.
Toi venu d’Arménie pour trouver une terre d’accueil. Tu aimais Baudelaire, Verlaine, Rimbaud que tu avais traduits dans ta langue.
Lui, un prêtre de Rhénanie, qui aimait la France de Pascal, Claudel, Cézanne et des côtes bretonnes. Il était un aumônier des prisons qui aspirait à la réconciliation franco-allemande. Celui d’un serviteur de Dieu qui ne soumit jamais son âme au diable hitlérien, mais ne cessa jamais de croire à la Providence.
Permets-moi pour terminer de reprendre des mots de ta dernière lettre à Mélinée, ta femme :
« Je m’étais engagé dans l’armée de la Libération en soldat volontaire. … Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit… Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. …. ».
[4] Paul Airiau, « Franz Stock, Journal de guerre, 1940-1947. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien », Archives de sciences sociales des religions, no 188, 5 décembre 2019, p. 413–416
Michel (ou Missak) Manouchian est présenté comme « poète arménien, communiste, membre de la Résistance française, patriote ».
Tout cela il l’a incarné par toute sa vie, qui fut trop courte.
Michel Manouchian est la figure de proue, sans l’avoir voulu, d’une histoire où se mêlent celle du génocide arménien et du groupe qui porte son nom, composé de membres étrangers engagés dans la Résistance française comme FTP-MOI[3].
Dans sa dernière lettre Michel Manouchian écrit : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus.
Celui qui nous a trahis pour racheter sa peau est le commissaire politique Joseph Davidovitch, trésorier des FTP MOI qui a parlé sous la menace de torturer sa femme puis a collaboré avec la Brigade spéciale »[4].
Loin de moi l’intention de faire le procès des manœuvres qui ont conduit, dans cette période difficile, les responsables politiques au sein du parti communiste de « tenir dans un certain non-dit le fait que le plus grand nombre des actions armées est, de loin, à mettre à l’actif d’une centaine de gamins d’origine étrangère »[5]. Mais, comme dirait un certain V. I. Oulianov, Lénine : « Les faits sont têtus »[6].
Je ne poursuivrai pas davantage la biographie de Michel Manouchian dont il est amplement question dans les médias autour de son entrée au Panthéon.
Je voudrais seulement souligner un trait qui est le grand absent de cette célébration. Non que l’hommage qui lui est rendu ne soit pas légitime mais la mémoire que l‘on doit aux personnages qui ont marqué l’histoire, qu’ils soient ou non connus, célèbres ou anonymes, met un point final à une histoire qui se poursuit indépendamment de la volonté des hommes.
Je retiens de sa biographie ce dernier paragraphe :
« Les vingt-trois sont condamnés à mort après une journée d’audience. Le 21 février 1944, les vingt-deux hommes sont fusillés au Mont-Valérien, en refusant d’avoir les yeux bandés, tandis qu’Olga Bancic est transférée en Allemagne et guillotinée à la prison de Stuttgart le 10 mai 1944. Quelques heures avant son exécution, Michel Manouchian se confesse à l’abbé Frantz Stock, aumônier du Mont-Valérien et il communie de ses mains »[7].
Loin de moi de vouloir « récupérer » la mémoire de Michel Manouchian.
« Entre ici, Michel Manouchian, avec ton terrible cortège ! »
Mais il est juste qu’à l’occasion de son entrée au Panthéon, où reposent désormais celles et ceux qui ont enrichi la France de leurs vertus, de leur talent, de leur science, de leur héroïsme, on se souvienne aussi du sens de l’histoire qu’incarne cet édifice, conçu à l’origine, au XVIIIe siècle, pour être une église qui abriterait la châsse de sainte Geneviève. Il a depuis la Révolution française vocation à honorer de grands personnages ayant marqué l’Histoire de France.
Le Panthéon garde encore, de son origine, la marque de sa destinée première, la croix qui surmonte la coupole et qui a toute une histoire : « tout l’intérêt de cette croix est de rappeler le passionnant condensé d’histoire de France qu’est le Panthéon, des premiers siècles du christianisme à nos jours, avec tous ses paradoxes. Elle rappelle aussi l’importance de sainte Geneviève, célébrée sur les fresques du Panthéon. Sans rien enlever à l’hommage aux grands personnages de France, cette croix restitue simplement un morceau d’histoire »[8].
Et Manouchian dans tout ça ?
Manouchian qui aura rencontré l’abbé Franz Stock.
Manouchian et bien d’autres avec lui en ces circonstances tragiques.
« Oui, je revois cet homme encore jeune, au clair et pénétrant regard, entrer dans nos cellules pour nous confesser et nous donner la sainte Communion. De lui émanait une extraordinaire distinction, reflet d’une âme surnaturelle. Il était avant tout prêtre, Jésus Christ vivait en lui. Je lui garde une reconnaissance infinie. À cause de lui, j’ai oublié tous ceux qui m’ont persécuté » (Général Charles de Cossé-Brissac[9]).
Franz Stock aide à mourir de nombreux résistants. Parmi eux, Gabriel Péri, Jacques Bonsergent, ou encore Honoré d’Estienne d’Orves, duquel il gardera un souvenir ébloui »[10] … et donc Michel Manouchian.
Michel Manouchian, Frantz Stock : deux destins qui se sont croisés dans des circonstances hors normes.
Michel Manouchian écrit dans sa dernière lettre :
« Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit… Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. …. »[11].
« Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas … [12]»
Parmi tous ceux qui sont entrés ici resteront pour toujours, unis dans le Panthéon de la mémoire collective des hommes, les uns qui ont passé le portail portés par des mots souvent trop pauvres et les autres qui auront aussi passé le même portail mais dont la mémoire restera marquée par leur aspiration à vivre pour l’éternité.
[7] Paul Airiau, « Franz Stock, Journal de guerre, 1940-1947. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien », Archives de sciences sociales des religions, no 188, 5 décembre 2019, p. 413–416
« Quand je serai mort, ne viens pas sur ma tombe pour me dire combien tu m’aimes et combien je te manque, parce que ce sont des mots que je veux entendre maintenant que je suis vivant. »
En fin de vie toute situation est et sera toujours personnelle. Au mieux, ce qu’une législation pourrait apporter c’est une nouvelle définition de la mort qu’on appellera « le droit à mourir » ce qui est déjà une fausse piste, la mort n’étant ni un droit ni même une condition mais l’inéluctable terme de notre existence.
Certains voudraient ajouter, pour la rendre plus acceptable, « le droit à mourir dans la dignité ».
La seule raison qui autoriserait à partager le concept est que toute fin de vie doit pouvoir se conclure dans la dignité.
La différence radicale dresse cependant un mur infranchissable : la mort ne peut pas être la conséquence d’un geste positif qui donne la mort mais l’évolution naturelle de toute vie en passant par la fin de vie.
Ainsi, si « l’aide à mourir » venait à être inscrite dans l’article L 110-5 du Code de la Santé comme un « droit d’avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance », cet article ne valide pas le droit de donner la mort mais au contraire impose de mettre en œuvre tous les moyens disponibles pour accompagner la fin de vie et ces moyens existent : les soins palliatifs.
Une première conclusion : l’offre des soins palliatifs en France est nettement insuffisante. « Les considérations économiques et financières sont insuffisamment prises en compte dans le débat sur la légalisation d’une aide active à mourir. » Ainsi s’expriment le Docteur Alexis Burnod, Yves-Marie Doublet et le Professeur Louis Puybasset dans une tribune du Monde[1].
On pourra à ce stade de la réflexion dresser la liste de toutes les situations où la fin de la vie s’est présentée avec son cortège de douleurs, de souffrances… Le médecin ne se laissera pas tromper par ce catalogue des situations où la fin de vie aura été un traumatisme de plus au terme d’un combat inégal contre la maladie, contre les circonstances imprévues, aggravées par les maladresses, l’impuissance mais aussi parfois l’incompétence de ceux qui devraient accompagner la fin de la vie.
Tous les professionnels de santé – médecins, infirmières, psychologues, tous les spécialistes exerçant dans les centres de soins palliatifs – engagés auprès des patients pour lesquels une proposition de soins palliatifs a été présentée et expliquée, y compris la perspective du décès, sont unanimes pour dire qu’aujourd’hui un patient en fin de vie peut bénéficier de tous les soins qui lui sont dus et que, dans le cadre de la législation actuelle, loi Claeys-Léonetti[2], il est possible d’assurer une fin de vie digne, aux conditions reconnues de la dignité de toute personne humaine[3].
Une remarque s’impose. Les personnes vraiment habilitées à s’exprimer sur la réalité de la fin de vie sont ces personnes qui vivent au quotidien au contact des personnes en fin de vie et quelles que soient leurs conditions. Je poserais la question à tous les promoteurs du « mourir dans la dignité[4] » : combien de fois avez-vous accompagné une personne en fin de vie ? Il est un peu facile d’exprimer sur le papier ou dans des déclarations ou des manifestes son empathie envers les personnes en fin de vie et de noircir le tableau en parlant des douleurs et de la souffrance insupportables. Tous les professionnels engagés dans l’assistance aux personnes en fin de vie ne vous diront pas que cette réalité n’existe pas mais réduire la fin de vie à ce tableau relève de l’imposture.
La dignité, est-elle perdue parce que la personne qui atteint son terme l’accepte simplement ?
La dignité, est-elle valorisée parce que la personne choisit elle-même le terme de sa vie en se donnant la mort ou en laissant un tiers prendre cette responsabilité ?
L’argument de la perte supposée de la dignité humaine qui serait indissolublement liée à la condition de malade en fin de vie tombe de lui-même.
Devrons-nous renoncer pour autant à vouloir, envers et contre tout, accompagner celui qui s’en va avec des gestes simples, des mots simples, … tout simplement une présence, sous prétexte qu’une loi autorise l’aide active à mourir ?
On peut lire dans la version provisoire du projet de loi sur le fin de vie que « le médecin sera chargé de réaliser une évaluation médicale des demandes de « mort choisie ».
Là est tout le bouleversement qui traduit une volonté de révolution anthropologique : « la mort choisie ». Cette conception de « mort choisie » résume à elle-seule la motivation de ceux qui militent pour l’inscription dans la législation de l’aide active à mourir et de l’euthanasie.
Une législation ne changera pas les circonstances ni le fait que celui qui s’en va, s’en va sans qu’on puisse lui promettre autre chose qu’un apaisement qu’un geste létal ne sera jamais capable d’apporter.
Argumenter autour du motif de la douleur réfractaire que personne ne nie, et en particulier ceux qui travaillent au quotidien pour accompagner les patients en fin de vie, est un leurre qui n’a plus de raison d’être. Les témoignages de plus en plus nombreux de ceux qui en arrivent à demander le choix de mourir n’est plus la douleur, peut-être la souffrance parce qu’elle est une composante inéluctable de la fin de vie mais qui est prise en charge grâce au dévouement et à la compétence des personnes qui se consacrent à accompagner la fin de vie. C’est la solitude, voire l’abandon y compris de leurs proches parce que ni celui qui est en fin de vie ni ses proches ne sont accompagnés.
Et si le médecin n’affirmera pas qu’il n’existe pas de douleurs réfractaires, ou plus exactement difficiles à contrôler, on doit aujourd’hui affirmer que nous avons les moyens d’agir autrement que par un geste létal qui en supprimant celui qui souffre ne donnera toujours que l’illusion de supprimer la douleur.
Dont acte : nous combattons à armes inégales et nous sommes vaincus par plus fort que nous : la condition mortelle inéluctable.
Mais nous n’acceptons plus, aujourd’hui, cette contre-vérité de malades en fin de vie abandonnés dans d’atroces douleurs devant le silence coupable des médecins et de tout le personnel qui se dévoue dans les centres de soins palliatifs.
On lit aussi dans la version provisoire du projet de loi :
– que « Le suicide assisté ait obligatoirement lieu en présence d’un soignant ».
– que « L’aide à mourir, c’est-à-dire « l’administration d’une substance létale est « par principe » effectuée « par la personne elle-même. Mais qu’un médecin, un infirmier, ou un proche pourrait jouer ce rôle dans le cas où le malade n’est pas en mesure physiquement d’y procéder ».
Posons-nous sérieusement les bonnes questions pour répondre, avec la conscience de nos limites, à l’interrogation qui nous provoquera un jour ou l’autre : je vais mourir mais comment ?
Le chef du service de réanimation d’un CHU avance qu’un patient peut se considérer en fin de vie très en amont de sa mort théorique et qu’alors l’écoute de celui-ci doit se centrer sur son éventuel « désir d’en finir ». Comment peut-on interposer indûment ce « diktat », car je ne vois pas d’autre mot pour qualifier cette attitude, quand un médecin a décidé lui-même que la personne est morte par anticipation.
Si la législation introduit « un droit à mourir » c’est à une telle attitude sans recours qu’on devra faire face et qui pourra s’y opposer ? De telles situations restent aujourd’hui, toutes proportions gardées, exceptionnelles, mais il est à craindre que même exceptionnelles elles ne deviennent « banales » si les responsables des services se voient couverts par la législation.
Si nous voulons défendre le principe inviolable du respect de la vie jusqu’à son terme naturel, il faut aussi exiger en contrepartie de la part des responsables, en l’occurrence les médecins qui prennent les décisions, le respect de toutes les conditions exigées dans la loi actuellement en vigueur (loi Claeys-Léonetti 2016) et garantes de la liberté du patient en fin de vie : les directives anticipées, la personne de confiance, l’assurance que toute décision sera prise en concertation … et évidemment que l’information médicale soit transmise de façon compréhensible et adaptée, sans attendre l’imminence de la mort, quand les conditions ne sont plus là pour une réflexion sereine.
Je reviens sur la conviction du chef de service de réanimation. Je ne suis pas convaincu que sa position soit la plus optimale pour se prononcer sur la fin de vie, parce que le patient en réanimation n’est pas le prototype du patient en fin de vie tel qu’une législation se propose de l’écrire. Il affirme que « légaliser l’euthanasie et le suicide assisté facilitera grandement son dialogue avec les proches ».
On a l’impression à lire les avocats de la cause de la mort choisie que la fin de vie se résume à quelques heure ou au plus à quelques jours. Cet intervalle de temps, bref, est capital et je n’en doute pas. Mais dans la vraie vie, il est le plus souvent le terme d’un temps long au cours duquel celui qui est malade prend de mieux en mieux conscience de la réalité de sa mort prochaine.
« Jusqu’à la mort accompagner la vie »[5]. Ainsi s’intitule une Fédération dont l’histoire est pionnière dans les soins palliatifs en France. La vraie question et a fortiori la vraie et seule réponse est celle-ci : accompagner celui va nous quitter sans entrer dans une programmation mathématique et l’accompagner jusqu’au bout, être là, être une présence pour tenir la main et non pas la main anonyme qui poussera le piston d’une seringue.
On me permettra un dernière citation :
« On est allé plus loin que cette pression discrète dans le Droit à la mort, (1895). A. Jost s’élevait contre le principe religieux de l’absolu de la vie qu’il juge à la fois inhumain pour le malade et nuisible aux intérêts de la société. En 1934, un pas de plus, c’est Alexis Carrel qui proposait la création d’établissements d’euthanasie pour se débarrasser de façon humaine et économique des gens nuisibles avec comme objectif l’édification d’une élite. [6]»
Et je n’ajoute qu’une date qui poursuit cette citation et on comprendra sans entrer dans le détail : le premier septembre 1939.
« Les écrivains ont aimé Lagrasse. Là-bas, ils ont trouvé des amis, des conseillers, des guides, des hommes simples surtout. Personne n’était là pour convaincre l’autre. Mais le pari n’était pas gagné d’avance », écrit Nicolas Diat dans sa préface. Que s’est-il passé dans cette abbaye des Corbières, entre Carcassonne et Narbonne ? À l’ombre de bâtiments immenses dont la fondation remonte au VIIIe siècle, quarante-deux jeunes chanoines mènent une vie de prière placée sous l’égide de la Règle de saint Augustin. Pendant trois jours et trois nuits, quinze écrivains se sont succédé pour partager leur quotidien. Office, étude, travail manuel, promenade, repas, ils ont eu le privilège d’être sans cesse avec eux. Voici les beaux récits de ces expériences inoubliables, pleines de péripéties et de surprises…
Sylvain Tesson – Dans le climat de la grâce
Intéressant jeu de mot pour commencer : Lagrasse… la grâce !
La rime est heureuse, en tout cas, à l’oreille.
Sur le papier, après coup, l’introduction donne le ton : ce sera d’abord la « rêverie du solitaire » qui entre dans un univers – presque ? – inconnu et qui se précipite « à tombeau ouvert vers une abbaye : en cas d’accident mortel, on bénéficiera d’un service. »
« Le soleil éclabousse la splendeur. Tout est parfait. Cela va donc mal tourner. On connaît l’histoire : la pomme, la Chute, le mal, le soi… La face des bêtes ne ment pas. L’homme, lui, porte un masque qui s’appelle un visage. » La face est un visage qui devient un masque quand justement l’homme qui le porte ne cherche plus à voir sa vérité et qu’il se laisse entraîner après « la Chute ».
… Heureusement, sur le pare-brise intact, pas un moucheron ne s’est écrasé.
Et puis cette envolée : « Le ciel du XXI° siècle est vide ».
Le ciel est vide ? … Et si « le ciel est vide »… alors il attendra qu’on vienne frapper à la porte.
… Peut-être s’ouvrira-t-il au terme de trois jours et de trois nuits !
Le « rêveur solitaire » était passé par « la Sainte-Baume, patrie de Marie-Madeleine »… on ne la présente plus, tout le monde connaît « la sainte pécheresse, perdue, puis rachetée ».
Il ne mettrait pas ses pas dans ceux des pèlerins, les tziganes, nombreux à venir au sanctuaire, mais il ira tâter le rocher du Pic de Bertagne ou Baou de Bartagne, pour célébrer la liturgie de l’escalade… comme il aime à le faire « sur les façades des églises » pour y chercher Dieu sait qui, Dieu sait quoi, sauf à entrer à l’intérieur.
Quand on fait de l’escalade, c’est un rituel : « on accomplit des gestes éphémères et des nœuds définitifs. On contemple le vide, image de soi-même » dit Sylvain Tesson.
Et je l’abandonne à ses rêveries solitaires, agrippé à la paroi : « On contemple les touches du réel. Chaque détail dit le monde. … On arrivera à l’unité par l’admiration d’un ou deux débris splendides de l’univers. »
Je ne suis pas encordé à une idée qui fuit le monde et surtout qui avoue un peu plus loin : « A près de cinquante ans, voilà de quoi je me contentais comme armement spirituel ». Autant dire qu’il était parti nu au combat.
Alors à l’approche de l’abbaye peut-être tout un passé de religiosité froide allait-il faire changer « le climat de la Grâce » ? Sylvain Tesson
Avant d’entrer dans l’abbaye peut-être de vieux souvenirs remontent-ils à la surface. Dans la Revue des Deux Mondes [La Revue des Deux Mondes, Mai-juin 2022], il s’était confié dans un grand entretien : « Nous autres, Français ». Sylvain Tesson est ainsi présenté : « il parcourt le monde depuis ses 20ans. Ses voyages lui ont permis d’acquérir une connaissance intime et concrète de certains pays comme l’Ukraine. Épris de liberté, l’écrivain ne reste pas moins attaché aux frontières, à la civilisation occidentale et à son identité chrétienne. » Et dans ce grand entretien la définition pousse le trait jusqu’à l’intime : « entre le passé, le présent et l’avenir, il choisit tout, comme sainte Thérèse de Lisieux. Les fantômes et la tradition comptent autant que le moment présent et les rêves d’avenir. À condition de ne pas confondre le progrès des choses avec le progrès des hommes. Il se dit athée d’esprit mais chrétien de style, de civilisation : « un chrétien des abords de la cathédrale qui rôde autour des lieux saints, bivouaque sur le parvis. Pendant des années, deux fois par semaine, j’ai escaladé des églises et des cathédrales : c’est une manière de pratiquer. » Il aime le Christ, ce clochard céleste, qui a passé son temps sur les routes… un héros. »
Retour à l’entrée de l’abbaye. Sylvain Tesson est attendu. C’est le temps des complies, « le chant de la paix de la nuit ».
Mais avant d’entrer dans cette paix il s’évade, c’est un peu une « obsession » – j’interprète ! – en pensée vers les insectes et les oiseaux. Il a bien du mal à quitter le monde matériel pour entrer dans celui de l’esprit… ou plutôt de la spiritualité. Il reconnaît qu’il est encore trop marqué par « le poison de la vie dans les villes ».
Alors pourquoi pas trois jours et trois nuits dans un monastère.
Décidément il a du mal à laisser le cortex l’affranchir d’un mode de pensée exclusivement cérébral : il faut toujours coller à la matière… On peut appeler ça le matérialisme.
La psalmodie des moines, une mélodie sans doute trop monotone mais qui accompagne des paroles qui, elles, s’élèvent vers des hauteurs encore inaccessibles à celui qui traîne derrière lui le boulet d’une vie trop profane, sans toucher l’âme mais qui agite les réseaux neuronaux, « les ondes gamma du cerveau ».
Et nouveau départ des rêveries où se rencontrent, dans un maelström, « des spectres », « des Titans qui réclamaient la chair »…
Trois jours et trois nuits… Ça commence mal !
Comme la communauté suit son programme très réglé sans déroger aux habitudes monacales, il faut quand même faire un détour au réfectoire. On sait recevoir ses hôtes, même chez les moines.
Pendant que « dans les cellules, les chanoines reposaient, l’abbaye elle-aussi reposait, en sûreté dans le Seigneur ».
Mais qu’il est difficile, pour celui qui vient du monde, un autre monde, de comprendre que la contemplation ne dresse pas une barrière entre les hommes et Dieu, « une part au ciel, une part au bruit qu’on appelle « Le siècle » en terme poli ».
« La bonté pour les hommes et le silence au ciel. »
Aragon l’avait si bien posé sur les vers bien connus : « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas[1] ». C’est toujours vrai et, mutatis mutandis, le monastère est aussi un lieu de réclusion.
L’homme posera toujours une frontière, même si peu matérialisée, entre le ciel et la terre, comme s’il était impossible, là-bas, à l’horizon que la rencontre soit finalement possible. Mais pour cela il faut bien admettre que la terre n’est pas un univers fini et que le ciel n’est pas vide.
Sylvain Tesson se pose et nous pose une question : « Comment faisaient-ils ces moines, après un coup de sonde dans la fosse pour ne pas s’effarer du désordre et de la laideur ? La Terre a si mal tournée ».
Je ne comprends pas cette schizophrénie qui sépare deux mondes : un monde réel avec ses richesses et ses faiblesses, sa grandeur et sa misère, … ses limites, et un monde rêvé, imaginé plus encore qu’imaginaire. Le monde qu’il appelle « l’openfield, géographie du monde global », un monde qui a dressé « des haies qui délimitent, qui contiennent, qui séparent » et pourtant « n’emmurent rien… le vent, la lumière, les lièvres et les enfants ont l’autorisation d’y passer ».
Le monastère ? C’est, d’après Sylvain Tesson ce lieu où « se régénèrent les frères quand au dehors ils se commettent ». D’un côté « dans le bocage le climat de la grâce », de l’autre, c’est « la steppe ouverte, climat de la masse ».
On sait bien que Sylvain Tesson est l’homme des steppes, celui qui court le monde, et de préférence les lieux déserts et désertiques, qui fuit ce monde dit-global, même s’il se dit « athée d’esprit mais chrétien de style, de civilisation ».
Entré pour trois jours et trois nuits dans le bocage … -le bocal !-… il voit « des frères en robe, c’est-à-dire en armure, c’est-à-dire exposés, c’est-à-dire offerts ».
Au-delà des apparences, un rideau que son imagination avait baissé, il voit peu à peu se lever ce rideau. Et que voit-il ? « La grandeur des murs ! La beauté des frontières ! » Ses yeux sont encore embués, le regard toujours plongé dans « le rêve de terres équarries par les courants d’air ».
… Mais c’est, reconnaît-il, ce que « déplorent les esprits paresseux. Pardonnons-leur, ils ne savent pas ce qu’ils manquent. »
Il commence à entre-voir, mais le chemin est long avant de voir, la réalité que saint Augustin aurait, selon lui, enfermé dans « la règle du ressac, entre l’intérieur et l’extérieur ». Il lui faudra effondrer, les uns après les autres, les murs derrière lesquels il ne voit que « des forçats de l’absolu » parce que pour l’instant il sont, derrière le rideau de son imagination, des êtres qui « prennent le ciel pour un miroir où ils contemplent leur grandeur. Ne finissent-ils pas par s’aimer un peu trop » ?
« Que le ciel sache ma grandeur, je tiens le flambeau, seul, face aux ténèbres. »
Les guillemets supposent une citation qui n’est pas signée.
Les Saintes Écritures ? Un psaume ou un autre verset parmi de nombreux qui nous disent qui est ce « Je ». Dieu ?
Psaume 47, 15 : « Ce Dieu est notre Dieu, pour toujours et à jamais, notre guide pour les siècles. »
2 Samuel 22, 29 « Toi, Seigneur, tu es ma lampe. Le Seigneur éclaire mes ténèbres. »
Un poète parmi tant d’autres qui ont parlé de ce « Je » sans oser le nommer ?
Sylvain Tesson est arrivé à la porte du réfectoire, accompagné par « un chanoine de Sainte-Marie de Lagrasse, (qui) après dix années de théologie et une vie de conversation intérieure, se prémunissait de toute vanité en servant la soupe à un voyageur indigne… ».
Ecclésiaste 1, 2 « Vanité des vanités disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! ».
Et l’hôte de reconnaître qu’il « se sentait indigne de l’humilité du père ».
Trois jours et trois nuits. Il avance à pas lents vers « le climat de la Grâce ».
… « Ce furent trois journées dans la partition. » Concerto en plusieurs mouvements ?
D’abord « solfier les heures ».
Pour commencer un hommage à Thoreau. Henry David Thoreau n’est pas un compositeur mais, me pardonnera-t-on de l’appeler le « gourou » des écologistes.
L’étang de Walden, près de Concord (Etats-Unis) au bord duquel Henry David Thoreau a construit sa cabane de pin. Et dans laquelle il a séjourné deux ans.
« Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer. [3]»
Je ne pense pas que même Sylvain Tesson refuserait d’appliquer l’adage aux moines, mais pas seulement, qui en avaient reçu le message d’un certain Jésus-Christ. Les uns l’ont adopté comme un vœu, que les autres, en restant dans le monde, ont plus de mal à reconnaître aussi comme une exigence qui les concerne aussi, même sous des modalités bien distinctes. Et, même les moines ne sont-ils pas tous appelés à vivre ce vœu en suivant la radicalisation d’un François d’Assise.
Sans avoir prononcé le mot, je parlais de la pauvreté qui avant d’être un vœu est une vertu qui n’est pas l’apanage de ceux qui renoncent à vivre dans le monde en se retirant derrière la « clôture ».
La différence avec Thoreau, mais elle n’est pas moindre, quand on vit cette vertu, c’est qu’elle ne consiste pas à mépriser le monde mais à s’en détacher sans l’objectif, à vrai dire un peu utopique, de la décroissance. Les moines ne produisent rien et ils n’ont pas opté pour un modèle économique quel qu’il soit.
Mais revenons à la journée des moines qui se joue en suivant le mouvement régulier qui sait s’affranchir de l’horloge pour, encore Thoreau, faire « comme si on pouvait tuer le temps sans insulter l’éternité [4]».
Les moines ne vivent pas hors du temps, pas plus que de l’espace. Ils les ont apprivoisés comme si leur seul horizon, malgré les bornes de la clôture, était l’éternité.
Sylvain Tesson a noté que le rythme des prières suit les quartiers du soleil : « Laudes au petit jour, Sexte du plein midi, Vêpres au tombant, Complies des étoiles »… Et poète avec ça !… Mais la référence est toujours païenne, le « calendrier cosmique ».
Cela fait réfléchir le néophyte qui entre pour trois jours et trois nuits dans « le rythme qui devient le pouls et quand la journée bat sa mesure ».
Mais que faire quand on n’a rien d’autre à faire ? Je veux dire quand on entre dans ce rythme avec un bagage trop léger de l’esprit et que les heures passent sans autre perspective que la suivante. Le moine, quant à lui, rejoint la solitude de sa cellule, ses livres, son étude… parfois une activité pour le bien de la communauté. Pour l’étranger, c’est un « espace clos, une vie conduite… une maîtrise totale ». Bref, on met le pilote automatique.
Pourquoi trois jours et trois nuits ?
Alors on visite, de l’intérieur, « le monastère de pierre ». On découvre le jardin comme une explication de l’univers. On relit l’architecture qui a défié les siècles : « absides, voûtes, tours, arcades… » relient les siècles aux siècles. Si elles pouvaient parler elles en raconteraient des choses car « elles en ont tant vu ».
Sylvain Tesson y voit une réminiscence de Graham Greene dans « les silhouettes blanches glissant sur les dalles » mouillées : il pense au prêtre, héros, si l’on peut dire de « la puissance et la gloire ». On ne racontera pas l’histoire de ce prêtre déchu de sa dignité sacerdotale et qui sauvera – qui sait ? – son âme en exerçant le seul pouvoir qui lui reste, celui de porter les derniers sacrements à un assassin condamné et, ce faisant, se condamnant lui-même, comprenant in fine, qu’une seule chose importe vraiment : « être un saint ».
Mgr G. B. Montini avait défendu le livre en 1953 quand on voulait le mettre à l’index. Devenu le pape Paul VI, il a rencontré Graham Greene en 1965 : « Monsieur Greene, certains aspects de vos livres vont certainement offenser certains catholiques, mais vous devriez n’y prêter aucune attention ».
Maurice Zundel considérait cette œuvre comme édifiante qui avait suscité un débat passionné au sein de l’Église catholique.
« Nous sentons le contraste entre le premier prêtre qui a voulu sauver sa peau et qui s’est livré à la mort, aux forces de la nature qui sont seules à le porter et dans lesquelles il va se dissoudre, et l’autre qui a remonté la pente, l’autre qui est entré dans la nouvelle naissance, qui a porté sa peau, qui a surmonté la peur, qui a bravé tout danger, qui s’est offert au martyre et qui est entré dans la mort comme un grand vivant. [5]»
Première nuit
« Je dormais dans ma petite cellule. »
Deuxième jour
« Les frères étaient bons avec moi. Ils venaient me parler. »
Une diversion pour les moines ? Sans doute pas. « Ils m’apprenaient des choses sur la pensée augustinienne. »
Il aura fallu attendre quarante-neuf ans pour que Sylvain Tesson entre dans cette pensée : il avait, avoue-t-il « peu lu Augustin ». Il s’était plutôt aventuré dans d’autres territoires littéraires et spirituels, « du côté de la Mongolie extérieure ». Mais qu’avait-il retenu de ce qui se dit là-bas, « dans une langue impossible » ?
De saint Augustin à la Mongolie extérieure quel fil directeur ? Ils sont nombreux ceux qui vont chercher au plus lointain, dans les cosmogonies, des réminiscences de ce qui a été écrit depuis les origines du monde dans « le livre d’heures du monde qui est un livre de mots. Dieu avait semé les consonnes et l’homme devait ajouter les voyelles. »
Augustin avait précédé Sylvain dans la errements de la philosophie. Mais il avait laissé la porte ouverte aux coups de la Grâce. Il avait rencontré Dieu sur une plage.
« Un jour, saint Augustin se promène sur une plage, pour méditer sur la Trinité. Tout à coup, il voit un enfant verser de l’eau avec un coquillage dans un petit trou. L’enfant lui tient à peu près ce langage :
– Je veux faire entrer toute la mer dans le trou que j’ai creusé.
– Mon pauvre enfant, jamais tu n’y arriveras.
– Peut-être, mais cela me serait plus facile qu’à toi d’épuiser, avec les seules ressources de la raison humaine, les profondeurs du mystère de la Trinité ! »
Sylvain Tesson saura-t-il laisser le pénétrer « le climat de la grâce » ? Pour l’heure, sainte nature l’appelle
« chaque jour deux heures aller-retour à travers bois, vers la chapelle Notre-Dame du Carla ».
Sa prière en chemin ?
Il nomme à haute voix les espèces qu’il rencontre. C’était sa prière.
Que ne connaît-il le cantique des trois enfants[6], ou le cantique des créatures ou de frère soleil de saint François d’Assise[7].
Un soir, surpris par un ciel menaçant, il court… pour ne pas arriver en retard aux vêpres. « De toute ma vie, je n’avais jamais forcé l’allure vers pareil rendez-vous. »…
Retour vers Augustin
« Il révérait les formes du vivant. » Et Sylvain Tesson de citer celles qui lui viennent à l’esprit : « l’araignée, les ancolies, le vent dans les peupliers… ». « Chaque motif contient le résumé de monde. » Ainsi se dessine le « vitrail de la vie ». Et Dieu dans tout ça ?
Sylvain Tesson s’envole avec ses idées qu’il partage, dit-il, avec Pascal ou Ernst Jünger[8]. Et de paraphraser saint Paul : « un jour nous saurons que nous nous sommes connus [9]».
… Oui, je repose ma question : Et Dieu dans tout ça ?
Parce que cette pensée qui « se fractalise en tessons du principe unitaire » se disperse et n’évoque pour moi, mutatis mutandis, qu’une explosion à la manière de la fission nucléaire. Le résultat ? «… Le nez dans l’herbe » Sylvain Tesson « cherche dans la première fourmi croisée la preuve que l’univers est tout entier tombé en averse sur la Terre ».
Panthéiste !
Initiation au chant liturgique
Après complies, « la réverbération vocale sur une ligne atonale » monte et descend, « ricochant des palais vers la voûte, des voûtes vers les dalles, pour remonter du sol vers le ciel ».
Il n’en fallait pas plus pour que Sylvain Tesson cède à la tentation de toujours : escalader la façade des églises. « Je proposai aux chanoines de descendre en rappel de la tour du XVI° siècle qui flanque l’abbaye au chevet de la nef en ruine. … J’ai deux cordes et des harnais d’escalade, ne voulez-vous pas qu’on se tape un rappel de quarante-cinq mètres du haut de la tour ? »
Pas question de déroger aux usages : « Demandons la permission au père abbé ». Ni une ni deux, non seulement il accorde la permission mais « il l’assortit d’une bénédiction ». … On ne sait jamais… ça ne fait pas de mal et ça peut toujours servir. Sylvain Tesson en homme des terrains et souvent inhospitaliers se prête à l’exercice : « nous nous agenouillâmes dans le cloître ». Et de commenter : « le genou est l’organe principal de la foi ».
… Entré dans le climat de la grâce ?
Sylvain Tesson communie de tout son être à ce moment qui fait ressurgir dans sa mémoire littéraire « les romans de son enfance héraldique » et les auteurs emblématiques : « Serge Dalens, Jean Raspail, Pierre Benoît, Joseph Peyré ».
Psychanalyse… ou analyse de l’esprit ?
Ces « acrobaties de jongleur de beffroi » seront-elles un jour le passage obligé « vers la liberté à travers une herse barbare » qui, une fois franchie, révéleront dans le secret de la conscience que le geste du prêtre signant « d’une croix le front strié de pensées mécréantes, de souvenirs érotiques » ouvre sur le climat de la grâce. Oui, Sylvain Tesson, comme tout le monde, n’échappe pas à sa conscience !
Quel spectacle ! Trois chanoines descendant en rappel la tour octogonale, leur robe se gonflant comme « trois corolles blanches ». Des ombellifères ? Des lys ?… Des parachutes comme celui qui survit encore sur le clocher de Sainte-Mère-Église. La Pesanteur et la Grâce aurait dit Simone Weil.
Trois jours et trois nuits !
C’est fini.
« Le lendemain, je partis. Moi aussi, je passai la ligne. »
Sylvain Tesson retourne, comme il dit « dans l’arène aux réduves masqués »… son monde, précise-t-il.
Et Dieu dans tout ça ? « Je n’avais pas progressé beaucoup dans l’ordre de la foi. »
Et de conclure lui-même : « la preuve, je rentrais chez moi ».
Quand même, trois jours et trois nuits ce n’est pas rien dans la vie d’un bohème, d’un aventurier toujours en recherche.
Les chanoines resteront « éternellement immobiles » mais « leur présence lointaine, même inaccessible valait autant que leur côtoiement ».
Dans le maelström mental de Sylvain Tesson ils seront toujours -… peut-être ?- une présence muette, discrète, voire secrète, comme des « bêtes magnifiques vaquant dans la forêt ».
Ils sont là, « ils tiennent. Ils répètent des gestes. Il disent des mots. Ils lisent le livre ».
Ils lisent « le » livre ? Ce livre qui n’est pas écrit de main d’homme mais que seul un Dieu a pu écrire… a osé écrire pour rappeler à l’homme qu’il n’est pas seul, abandonné comme « Ève, mère des hommes, fin de la Grâce et, pire de son climat ».
Une lumière s’est allumée au-dessus de la « laideur énorme de la ville ». Elle est le seul espoir contre « la méchanceté humaine ». L’Histoire a besoin d’un exutoire pour « expulser la haine, la cataracte de foutre et de sang » qu’elle charrie depuis … on ne sait plus combien de temps.
Lagrasse n’a pas épargné le cœur de Sylvain Tesson…
[2] Victor Hugo, Dieu, poème commencé en 1855, publié de manière posthume en 1891. Il fait partie d’un ensemble destiné à décrire les trois faces de l’Être. Ce poème se présente sous la forme d’une quête intérieure et mystique.
[3] H. D. Thoreau Walden ou la vie dans les bois – Ed. Gallimard
[7] Le Cantique des créatures, ou Cantique de frère Soleil, fut composé par François d’Assise autour de 1224, seulement deux ans avant sa mort en 1226.
Au printemps de l’année 1206, François Bernardone, fils d’un riche drapier d’Assise, qui vit dans le désordre et l’insouciance sort d’une période complexe de transformation intérieure progressive qui fait suite à une campagne militaire calamiteuse qui oppose Assise et Pérouse et où il est fait prisonnier. Sorti de prison il est conduit à découvrir le goût de la sobriété, de la prière et, non sans sa répugnance initiale, le service des pauvres et des lépreux de sa région. Au cours de ce même printemps, le hasard dirige ses pas solitaires, à travers les champs d’oliviers de la campagne d’Ombrie, vers une petite église délabrée, Saint-Damien. François entre en prière, agenouillé devant un crucifix byzantin, il entend, stupéfait, le Christ l’appeler par son nom et prononcer par trois fois ces mots : « François, va et répare ma maison qui tombe en ruines. » Et François découvre sa vocation à la lecture du verset de l’Évangile, Matthieu, 19, 21 : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. »
En 1517, Luther s’appuyant lui aussi sur le Nouveau Testament, veut non seulement corriger les abus de l’Église catholique, mais aussi sa doctrine. Ainsi est engagé un mouvement de réforme qui à l’origine voulait supprimer ou corriger tout ce qui était contraire aux enseignements du Nouveau Testament. Luther veut réformer profondément l’Église existante.
En 2023 la convocation d’un Synode ne peut pas être lue à travers la même grille de lecture : l’Église va mal, elle traverse une crise qui, mutatis mutandis, reproduit les erreurs, les abus, le délabrement annonciateur de la ruine auxquels François d’Assise et Martin Luther ont été confrontés.
François a réagi en optant pour la « réforme » personnelle, sa propre conversion. Martin Luther propose 95 thèses à l’origine d’un mouvement de réforme des pratiques et de la doctrine de l’Église. Il ne voulait pas créer une Église nouvelle. Mais devant le refus de Rome, il se résigne à une rupture qu’il n’avait pas initialement souhaitée.
On ne réécrit pas l’histoire à partir du passé et elle ne se reproduit pas à l’identique dans les faits.
Ces deux mouvements de « réforme » à trois siècles de distance restent cependant toujours un exemple aujourd’hui.
Le Synode s’est ouvert le 4 octobre. Une date symbolique, le jour où le calendrier liturgique célèbre saint François d’Assise.
L’Église n’en est pas à sa première crise ni même sans doute pas la plus grave. Ne voir que la crise et ses conséquences en perdant de vue ce qu’est l’Église, fondée par Jésus-Christ et confiée à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », serait perdre confiance en Dieu et oublier que l’Église est née à l’ouverture de la porte du Cénacle le jour de la Pentecôte.
Des inquiétudes quand commence le Synode ? En soi ce n’est pas anormal dès lors que l’on n’a pas perdu la conviction que l’Église n’est pas d’abord une Institution régie par des lois et des structures mais qu’elles sont au service du charisme fondateur.
Le pape François s’est souvent exprimé à propos du Synode qui vient d’entrer dans sa première phase.
« La synodalité, ce n’est pas le chapitre d’un traité d’ecclésiologie, encore moins une mode, un slogan ou un nouveau terme à utiliser ou à exploiter dans nos réunions. Non ! La synodalité exprime la nature de l’Église, sa forme, son style, sa mission. » (Rome, 18 octobre 2021)
« Ce que le Seigneur nous demande est déjà pleinement contenu dans le mot ‘‘Synode’’. Marcher ensemble – Laïcs, Pasteurs, Évêque de Rome – est un concept facile à exprimer en paroles, mais pas si facile à mettre en pratique. » (50ème anniversaire du Synode des Évêques, 17 octobre 2015)
« N’oubliez pas cette formule : « Il a paru bon à l’Esprit Saint et à nous de ne pas vous imposer d’autre obligation » Actes 15, 28. C’est ainsi que vous devez essayer de vous exprimer, dans ce chemin synodal. Si l’Esprit n’est pas là, ce sera un parlement diocésain, mais pas un synode. » (Rome, 18 octobre 2021)
« Nous ne faisons pas un parlement diocésain, nous ne faisons pas une étude sur ceci ou cela, non : nous faisons un parcours d’écoute mutuelle et d’écoute de l’Esprit Saint, de discussion et aussi de discussion avec l’Esprit Saint, ce qui est une manière de prier. » (Rome, 18 octobre 2021)
« Il ne peut pas y avoir de sensus fidei sans participation à la vie de l’Église, qui n’est pas seulement l’activisme catholique, il doit y avoir avant tout ce « sentir » qui se nourrit des « sentiments du Christ ». (Rome, 18 octobre 2021)
Des inquiétudes ? Elles sont légitimes et doivent aussi être entendues. Le Synode n’est pas « un parlement » … pas plus que l’Église n’est une démocratie, même si toutes les voix doivent être entendues. Mais l’Église et ce depuis 2000 ans, n’avance pas à marche forcée sous l’influence de slogans et d’idéologies instauratrices de bouffées d’humeur sociétales qui lui sont totalement étrangères.
François a imposé, positivement ! le silence aux participants au Synode. C’est une invitation au recueillement pour échapper au bruit médiatique et pour éviter de l’amplifier par des déclarations qui ne feraient que brouiller les messages.
Il faut enfin entendre toutes les voix mais dans la mesure où elles ne sont pas discordantes en ouvrant des portes sur des impasses, des portes qui trahissent le message de toujours de l’Évangile.
Il ne peut être question de réduire un Synode et ce Synode à des revendications, en vrac : « le célibat sacerdotal », « l’accueil inconditionnel au mariage des personnes qui ne répondent pas à ce que l’Église exige pour l’accès au sacrement », « l’ordination sacerdotale accessible en dehors de ce que l’Église exige pour le sacrement »…
Nous attendons de ce Synode qu’il nous confirme dans les fondamentaux qui ont été vécus depuis les origines, parce que Jésus-Christ n’a pas fondé une Institution mais une famille surnaturelle qui vit sous la conduite de l’Esprit Saint.
« Souvent, Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l’eau de toute part. Et dans ton champ, nous voyons plus d’ivraie que de bon grain. Les vêtements et le visage si sales de ton Église nous effraient. Mais c’est nous-mêmes qui les salissons ! C’est nous-mêmes qui te trahissons chaque fois, après toutes nos belles paroles et nos beaux gestes. Prends pitié de ton Église. » Cardinal Joseph Ratzinger – Chemin de Croix au Colisée, 9° station, Jésus tombe pour la troisième fois – Vendredi Saint 2005
A l’heure des JMJ à Lisbonne le journal Marianne interroge les jeunes catholiques –https://www.marianne.net/societe/laicite-et-religions/appel-a-temoignages-jeune-catholique-vous-defendez-un-retour-vers-la-tradition– à témoigner.
Témoigner ?
A propos de quoi ?
Jeunes – le créneau est limité aux 18-35 ans -, catholiques et séduits par « le retour vers la tradition » ?
Et avant de poursuivre quelques questions ou plutôt une lecture personnelle de la question posée.
Je précise que je ne fais plus partie de l’échantillonnage, ayant dépassé de quelques années la barre fatidique des 35 ans.
Cela étant, toujours catholique mais pas nécessairement « séduit par le retour vers… ».
Un cliché, un stéréotype qui – même prétendument sous forme interrogative… sans l’assurance que la question soit vraiment ouverte – prétend, enfermer les jeunes qui plus est catholiques dans un cadre que je décrirais plutôt comme une cage. Une cage comme on en montre dans les cirques et pour les présenter en toute sécurité à des spectateurs curieux.
Plus sérieusement, qu’en est-il de ce « retour vers la tradition » ?
Et d’abord, quelle tradition ? La tradition, qu’en est-il sous le regard inquisiteur de Marianne ?
… Mais il faut bien l’avouer pas seulement de Marianne.
Les JMJ, une tradition actualisée par Jean-Paul II en 1987, ont déroulé leurs cortèges de millions de jeunes dont les premiers auraient aujourd’hui entre 54 et 71 ans sur presque tous les continents.
… Une remarque : un seul manque à l’appel, l’Afrique ! Continent que tout le monde considère comme un continent d’avenir. Pourquoi ? Il faudrait peut-être aussi poser la question sur ce continent déchiré entre toutes sortes de tensions dont ne sont pas exclues les tensions religieuses… non sans préciser que le terme « religieux » devrait être mieux défini, mais c’est un autre sujet.
Revenons aux « jeunes catholiques en retour vers la tradition ».
Bien sûr associée aux JMJ 2023 à Lisbonne il ne s’agit pas de cette rencontre traditionnelle, comme d’un festival à l’instar de Woodstock où d’autres rassemblements multitudinaires.
La tradition ? Un attachement à des rites ? à des pratiques surannées ? à des habitudes ancestrales qui tout au plus devraient être mises au placard ou au musée ? Des vestiges historiques voire archéologiques !
La tradition pour un jeune catholique en 2023, à Lisbonne ou ailleurs, ce n’est rien d’autre que la fidélité, pas un attachement sentimental empreint d’un certain romantisme à un passé révolu revisité avec la nostalgie désuète de ce qui ne reviendra plus. La fidélité à un message intemporel comme il est traditionnel d’appeler celui des évangiles, un message ancien et nouveau. Jésus dans deux parabole évoque ce qui est vieux contre ce qui est nouveau, Luc 5, 36-37 : « Personne ne déchire un morceau d’un vêtement neuf pour le coudre sur un vieux vêtement. Autrement, on aura déchiré le neuf, et le morceau qui vient du neuf ne s’accordera pas avec le vieux. Et personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; autrement, le vin nouveau fera éclater les outres, il se répandra et les outres seront perdues ».
Il n’y a pas meilleure définition de la tradition. C’est un continuum sans solution de continuité qui se transmet de génération en génération. Ce que vivaient les premiers chrétiens n’est en rien différent de ce que vivent les chrétiens, les catholiques en 2023, à Lisbonne, à Hô Chi Minh Ville, à Buenos Aires, à Toronto, à Sydney ou à Kinshasa.
Je conclus par l’introduction d’une lettre.
Si l’historicité de cette lettre est discutée, elle reste d’une actualité incontestable aujourd’hui, même si elle nous est parvenue dans des circonstances rocambolesques. Elle est connue comme la « Lettre à Diognète ».
« L’histoire mouvementée de la lettre à Diognète commence en 1436 parmi les papiers d’emballage dans une poissonnerie de Constantinople ! Un jeune clerc latin achète ce document qui est une copie du XIVe siècle d’un texte daté de la fin du IIe siècle alors disparu. Après être passé de main en main, il devient à la fin du XVIIIe siècle, la propriété de la bibliothèque municipale de Strasbourg. Heureusement, la lettre a pu être recopiée plusieurs fois avant sa disparition dans un incendie par suite d’un bombardement prussien au cours de la guerre de 1870. »
Elle s’ouvre par cette introduction : « Tu veux donc savoir, illustre Diognète, quelle est la religion des chrétiens. Je te vois très préoccupé de ce désir. Tu leur demandes publiquement et avec le plus vif intérêt quel est le Dieu sur lequel ils fondent leur espoir, et quel est le culte qu’ils lui rendent ? Qui donc leur fait ainsi mépriser le monde et la mort, et leur inspire cet éloignement pour les fausses divinités des Grecs et pour les pratiques superstitieuses des Juifs ? D’où leur vient cet amour qu’ils ont les uns pour les autres ? Pourquoi ce nouveau culte, ces nouvelles mœurs n’ont-ils paru que de nos jours ? »
…/…
« Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Ce n’est pas à l’imagination ou aux rêveries d’esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois.
Ils aiment tous les hommes, et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne ; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s’ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine. »
La tradition ? Ce n’est pas une vision passéiste, un repli morose sur des valeurs dépassées.
Tous ces jeunes qui se rejoignent de tous les horizons pour se retrouver ensemble autour d’un homme bien plus âgé qu’eux ne regardent pas en arrière mais ils se projettent vers un avenir qu’ils veulent construire sur des valeurs universelles, celle de leur foi catholique.
« Si je jette un regard sur mon passé, je reconnais que dans ma première jeunesse j’ai pris un mauvais chemin : celui du mal qui m’a conduit à la ruine ; j’ai été influencé par la presse, les spectacles et les mauvais exemples que la plupart des jeunes suivent sans réfléchir, mais je ne m’en souciais pas. J’avais auprès de moi des personnes croyantes et pratiquantes, mais je ne faisais pas attention à elles, aveuglé par une force brutale qui me poussait sur une route mauvaise. À vingt ans j’ai commis un crime passionnel… »
Celui qui s’exprime ainsi a 80 ans. Il vit retiré dans un couvent à Macerata où il passe le reste de sa vie au service des moines de ce couvent. Il s’appelle Alessandro Serenelli. Quand on cherche son nom sur un moteur de recherche il apparaît sous la rubrique « Criminel ». Il est vrai qu’il est responsable de la mort d’une jeune fille de 12 ans, Maria Goretti en 1902. « Le 5 juillet 1902, Maria était occupée à raccommoder des vêtements, et de passage, Alessandro la poursuivit une nouvelle fois de ses assiduités. Face à la résistance désespérée de la jeune fille, il la frappa plusieurs fois avec une alène, provoquant des blessures graves. Maria mourut à l’hôpital de Nettuno dans l’après-midi du lendemain après avoir pardonné à son agresseur. » « L’expertise psychiatrique effectuée au cours du procès le jugea capable de consentement et de volonté, en reconnaissant que les conditions de vie absolument misérables du jeune homme et les cas répétés de folie et d’alcoolisme dans sa famille atténuaient dans une certaine mesure sa responsabilité. » « À l’issue du procès, le jeune homme fut condamné à 30 ans de prison. Il échappait à la condamnation à perpétuité, étant mineur selon la législation de l’époque. »
https://www.wikiwand.com/fr/Alessandro_Serenelli#/Une_vie_retir%C3%A9e Je reprends ces mots de son testament spirituel rédigé à l’âge 80 ans, le 5 mai 1961 : « J’ai été influencé par la presse, les spectacles et les mauvais exemples que la plupart des jeunes suivent sans réfléchir, mais je ne m’en souciais pas ». Qui ne verrait dans les causes qu’Alessandro dénonce les mêmes causes produisant les mêmes effets en 2023.
Sur Maria Goretti
Un film italien de 1949 : « Cielo sulla palude » titre français « La Fille des marais » Dans les premières minutes du film une description des marais pontains au début du XX° siècle où sévissait le paludisme, la « mal’aria ». Ce commentaire de 1951 du journal Le Monde … signé Henry Magnan « Les gens qui continuent de tenir le cinéma pour un art mineur deviennent de plus en plus rares. Nous leur abandonnons la production dite courante, mais nous les prions de voir sans préjugés des films tels que le journal d’un curé de campagne, Sunset boulevard ou Juliette ou la Clé des songes, pour ne parler que des plus récentes et plus diverses productions d’un art qui méprise autant que le théâtre les écoles pour distinguer les individus. Nous les incitons très vivement aujourd’hui à se mettre à genoux devant la Fille des marais. Histoire vraie.
Cielo sulla palude est un film qui requiert cette position, cette disponibilité des spectateurs à plus d’un titre. Il est à la fois chrétien et… presque païen en ce qu’il divinise les moindres natures mortes que cadrent d’admirables photographies. Il faudrait être aveugle pour nier la miroitante présence de tous ces marais morts, plombés. Des marais Pontins. Il faudrait être athée pour ne pas reconnaître que la sainteté se moque bien de la boue et que » la pureté du ciel peut se refléter jusque dans les marais « . L’admirable est que le visuel et le mystique montrent bien dans ce film d’Augusto Genina qu’ils sont solidaires, inséparables. Artiste, l’athée reconnaîtra la beauté de la Fille des marais. Chrétien, le plus lourd amateur des richesses de la nature, d’un arbre ou de la mer, va leur découvrir un sens. L’action se déroule en 1902. Une petite fille de treize ans, Maria Goretti, est assassinée dans une ferme proche de Nettuno par Alessandro Serenelli, un jeune garçon qui voulait abuser d’elle. La famille Goretti, poussée par la misère sur les routes marécageuses de la malaria, n’avait trouvé à se loger que dans la même bergerie pour exploiter la tourbe et le limon du comte Teneroni. Giovanni Serenelli, père d’Alessandro, bourré de chianti à crever le paillon de sa propre fiasque, règne sur la Maison rouge. Il veut commander. Luigi Goretti s’incline pour loger sa famille errante sous le crépi du mas. La vie s’en va. Au long des jours elle emporte avec elle le père Goretti, terrassé par les fièvres. Maria, sa fille, blonde comme Cérès, éparpillera de ses mains d’enfant chaque jour des fleurs sur sa tombe. Maria, qui poursuit un long dialogue de la mer, proche, au ciel où elle veut bien aller rejoindre son père puisque Alessandro l’a avertie qu’il la tuera si elle persiste à ne pas s’abandonner à son désir… L’enfant prend en pitié son bourreau. Transpercée de quatorze coups de couteau (dossier de la canonisation de Maria Goretti en juin 1950), elle va mourir dans le lit blanc d’un hôpital autour duquel la foule a déjà conscience de perdre une sainte. Ses dernières paroles ? « Alessandro… je lui pardonne… Au ciel… je le veux… tout près… de moi. » https://www.serenelliproject.org/news
En 1982, au Canada, une infirmière apprend que sa mère est atteinte d’une maladie neurodégénérative, la sclérose latérale amyotrophique (SLA) encore connue sous le nom de maladie de Charcot. Les soins palliatifs sont encore insuffisamment développés, y compris dans un pays dont le système de soins est très performant. Elle opte pour la prendre chez elle jusqu’à la fin. Elle écrit son témoignage qu’elle intitule « Pour changer la mort, changer la vie ».
C’est une réflexion intéressante sur la mort et comment il est possible, non pas comme dit le titre « la changer » mais comment la regarder en face « comme une réalité à apprivoiser car la société nord-américaine a fait de la mort un ennemi à abattre ».
En France vient de se dérouler une Consultation citoyenne sur la fin de vie.
Dans le contexte de cette Convention citoyenne, France-Inter, le 7/9.30, reçoit le 6 décembre 2022
Le Docteur Alexis Burnod, médecin chef de service de l’équipe mobile de soins palliatifs sur le site parisien de l’Institut Curie, membre de la Société française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs)
Jonathan Denis, président de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD)
L’ambiance est posée par le président de l’ADMD, J. Denis : « On prend notre temps, voilà 20 ans qu’il existe des lois sur la fin de vie en France. J’avais déjà, poursuit-il, été consulté en 2018 à l’occasion d’une convention citoyenne qui s’était auto-saisie, avec les mêmes conclusions : développer massivement les soins palliatifs et proposer de légaliser l’aide active à mourir. » Alors il dit « chiche » à Emmanuel Macron qui a lancé cette nouvelle convention : « Cela permettra de parler du sujet de la fin de vie, des soins palliatifs, des législations à l’étranger… Cette convention a au moins ce mérite-là, de prendre le temps et d’amener les Français à se poser les bonnes questions. »
Le cadre d’un débat
Pas si sûr, avertit-il cependant, il ne manquera pas « une mainmise de certains réfractaires à toute avancée sur des questions sociétales ». Ainsi, pour le président de l’ADMD, la vraie question est-elle d’emblée transposée : le débat ne portera pas sur la fin de vie mais sur la volonté de basculer dans un changement sociétal.
Et de poursuivre : « J’ai participé à d’autres débats sur des questions sociétales et vont être présents ceux qui s’y opposent ! Tout va se passer dans la rue à un moment donné, on le sait, des manifestations sont déjà organisées. J’espère juste que ce sera dans le cadre de la convention, serein et apaisé. »
« Un des intérêts de la méthode d’une convention citoyenne est de pouvoir comme jamais parler de ce sujet qui nous concerne tous, d’aller au fond des choses », estime pour sa part le Dr Alexis Burnod. « On verra ce qui est possible, ce qui n’est pas possible, et comment mieux vivre ensemble. » Il précise lui-aussi « qu’il est requis d’être auditionné tous les cinq ans » mais sans être dupe, « ce sera jusqu’à ce que finalement on légalise l’euthanasie. … L’exercice me gêne parce que mon quotidien est tout autre, ce sont des gens qui nous demandent de les aider à vivre. La demande d’euthanasie, même si elle arrive parfois, même si elle est présente, reste ultra minoritaire. Permettez qu’il y ait l’offre de soins palliatifs, le soulagement des personnes, l’accès à ce qui permet de mieux vivre au quotidien, avec de la qualité de vie à domicile, avant d’aller sur ce terrain-là. Quand on arrive à soulager les gens, ils ne demandent plus l’euthanasie ».
A ce propos Jonathan Denis dénonce « un grand paternalisme médical autour de la fin de vie. Je l’entends dans différents discours qui peuvent être tenus, où l’on nous explique que quand il y a une demande d’aide active à mourir (on sait que 3 % des demandes sont persistantes), on dit que les malades ne savent pas bien ce qu’ils racontent, qu’on peut encore soulager des souffrance. Comme si, quand on devenait patient, on cessait d’être un citoyen. »
Ainsi le malade n’est pas d’abord une personne, c’est-à-dire un être humain doté d’une personnalité, d’une vie qui ne devrait pas être réductible à des actes encadrés par des lois mais un citoyen anonymisé.
Et J. Denis de donner l’exemple de son père qu’il a assisté jusqu’à ce qu’un médecin consente à l‘euthanasie, pour insister sur ce qui est, à ses yeux, la seule chose qui importe en fin de vie : « il revient au malade de choisir sa mort et non au professionnel de santé d’imposer, parce que le malade a des droits ». Il s’insurge contre ce qu’il appelle le « paternalisme du monde médical » qui avance, selon lui, le prétexte de toujours : celui qui demande l’aide active à mourir ne se rend pas bien compte, … comme si un patient cessait d’être un citoyen.
Une mise au point nécessaire
Le Docteur Alexis Burnod rappelle que dans le domaine les soins palliatifs, on a vu ces dernières années « des progrès absolument considérables dans le soulagement des douleurs. Quand quelqu’un demande qu’on le fasse mourir, il faut prendre conscience que le malade est dans une situation de vulnérabilité importante, dans une grande souffrance. J’ai l’expérience que quand on arrive à soulager les gens, la demande d’euthanasie, du suicide assisté, parce que l’on souffre physiquement, disparaît dans l’immense majorité des cas. Le constat est presque irrévocable : cela veut dire que des personnes demandent, et obtiennent dans certains pays, cette euthanasie par défaut d’accès aux soins, ou par manque d’une certaine solidarité. »
Les droits du malade
Depuis la loi Kouchner, l’article. L. 1110-4. stipule : « Toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou tout autre organisme participant à la prévention et aux soins a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant. »
Il faut bien admettre, et on peut le regretter, qu’il aura été nécessaire d’attendre le 4 mars 2002 pour qu’une loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé soit promulguée. Dont acte.
Mais sans retirer aucune des dispositions légales, il faut aussi reconnaître qu’on a érigé en mythe les droits du malade. Un mythe est « une construction imaginaire qui se veut explicative des phénomènes psychologiques et sociaux et surtout fondatrice d’une pratique sociale en fonction des valeurs fondamentales d’une communauté à la recherche de sa cohésion. »
Ce n’est pas dans ce sens qu’on aurait créé un mythe des droits du malade. Même si la loi de 2002 était nécessaire, il serait injuste d’affirmer qu’auparavant les médecins ne respectaient pas ces droits, non sans dire qu’ils n’étaient pas bien encadrés, que les patients étaient mal informés de la maladie et de la nature des soins auxquels ils étaient soumis. C’est un mythe construit et instrumentalisé, détourné de sa finalité : faire se rencontrer le médecin et le malade dans le cadre d’un dialogue serein et respectueux de chaque personne.
Jusqu’au bout le malade conserve ses droits. La question difficile voire impossible à résoudre est que les partisans du droit à l’aide active à mourir et les professionnels de santé, en particulier en soins palliatifs, qui voient au quotidien les patients en fin de vie, ne parlent pas de la même personne, du même malade ou pour s’exprimer autrement, ce n’est pas le même positionnement. D’un côté, le citoyen et les libertés du citoyen, de l’autre la personne malade. Comme s’il existait un mur infranchissable entre « être une personne malade et « être un citoyen ».
Histoire de la fin de vie
Le Docteur A. Burnod insiste sur un point dont aujourdhui tous les acteurs sont conscients. « Les choses sont claires : il y a eu des périodes où la prise en charge d’un malade en fin de vie était déficiente ». Je me permets d’ajouter qu’il faudrait aussi distinguer ce qu’on entend par fin de vie, le contexte personnel, la maladie, le type de maladie, les moyens et les méthodes…
Il faut l’affirmer et sans revenir éternellement sur le passé et les erreurs, même si la douleur, la souffrance n’ont pas disparu et seront toujours présentes, des progrès considérables ont été faits. S’il existe, et il existera toujours, des douleurs (presque) réfractaires, elles sont de mieux en mieux maîtrisées et elles sont exceptionnelles. Les spécialistes compétents savent aujourd’hui contrôler ces douleurs grâce à une meilleure connaissance et à un usage rationnel qui, heureusement, a cessé d’être un tabou, des antalgiques majeurs, ayant enfin abandonné l’idée qu’ils pouvaient conduire à l’addiction ou à des effets non maîtrisables. Doit-on, pour autant, faire une loi aussi brutale pour quelques exceptions ? La douleur est un symptôme et il ne faut jamais oublier qu’elle est aussi une réaction physiologique qui avertit : « attention, il y a quelque chose qui se passe mal et il faut agir ». Sur les symptômes nous avons aujourd’hui tous les outils pour agir et être efficaces à condition qu’ils soient connus et entre les mains de personnes compétentes. Autre chose est le contexte psychologique et moral qui accompagne non pas seulement la douleur mais la maladie qui est la cause de la douleur et qui crée une vulnérabilité particulière. « L’accès à l’euthanasie ou au suicide assisté dans certains pays est le signe d’un manque de réponse à la demande du malade qui n’est (presque) jamais de vouloir mourir. »
Un mot sur le paternalisme et la vulnérabilité
J. Denis s’insurge quant à ce qu’il décrit comme une attitude insupportable. Il n’accepte pas l’argument de la vulnérabilité derrière lequel il voit un paternalisme médical. Le médecin occupe dans l’imaginaire collectif une place originale du fait qu’il se trouve associé à toutes les circonstances de notre vie, de la naissance à la mort. Dans ces mêmes circonstances il sera qualifié selon la situation, de diverses manières qui vont du héros qui sauve des vies au professionnel froid et distant voire indifférent. Si le médecin a choisi ce métier il n’a pas par avance choisi de l’exercer dans des circonstances idéales mais qui parfois lui demandent du sang-froid, de la compassion, la maîtrise de ses sentiments… Un médecin est avant d’être un médecin, un homme et c’est tout l’homme qui doit parfois affronter, dans sa chair, l’épreuve de celui qui se confie à lui : le malade.
Alors entre le paternalisme suspect aux yeux de J. Denis et la vulnérabilité qui, quoi qu’il dise, n’est pas autre chose que la fragilité humaine qui nous affecte tous quand nous sommes malades, il est facile de se positionner en accusateur quand on n’a de la fin de vie qu’une expérience occasionnelle bien subjective. Qui, mieux que le médecin et ceux qui ont choisi d’exercer dans le contexte si difficile de la fin de vie au quotidien, peuvent parler de ce qu’est réellement la fin de la vie.
Les militants en faveur de l’aide active à mourir devraient avoir l’honnêteté, je ne dis pas le courage, de dire quelle est la réalité de l’euthanasie : l’injection d’un anesthésique qui endort le patient auquel on injecte alors qu’il est inconscient, une substance létale (le curare) qui va entraîner l’arrêt cardiaque. Précisons que le curare est normalement utilisé en anesthésie, sous contrôle. La différence c’est qu’ici on met volontairement la personne en situation d’impossibilité de parer à l’effet du curare qui est l’arrêt cardiaque. Alors parlons-en du paternalisme, de la vulnérabilité que le médecin exploiterait en fin de vie !
Et il faut aussi le rappeler, les soins palliatifs sont nés en Angleterre, quand des médecins ont pris conscience que rien n’était fait pour assister des malades graves pour lesquels on n’avait pas d’autre solution que « l’acharnement thérapeutique », laissant croire qu’on faisait quelque chose, ou l’abandon et éventuellement l’euthanasie. Si l’on veut regarder la réalité en face, adopter une loi sur l’aide active à mourir reviendra à retourner plus de 50 ans en arrière en oubliant tous les progrès majeurs qui ont été obtenus grâce à la mobilisation de milliers de professionnels compétents qui ont cherché comment pallier cette faille de la médecine qui abandonnait les malades en fin de vie.
Dans l’accompagnement par les soins palliatifs, à condition qu’on ne les caricature pas en les réduisant au seul moment exceptionnel qui, pour les partisans de l’aide active à mourir, est la seule justification de les promouvoir, on accompagne vraiment la personne jusqu’au bout sans être jusqu’auboutiste. Nous voulons donner du sens, de la valeur à ce qui se passe dans les derniers moment d’une vie qui va s’éteindre. Non, ce n’est pas la fin de la vie, c’est être là jusqu’au bout tant qu’il y a de la vie.
La question du consentement
Pour les partisans de l’aide active à mourir ou pour le médecin qui accompagne vraiment la fin de la vie, le regard est à l’opposé. D’un côté, je veux mourir et laissez-moi mourir, sans aller beaucoup plus loin dans la réflexion. De l’autre, nous allons prendre en charge votre douleur et ce qu’elle engendre. Il ne faut jamais oublier que dans l’immense majorité des cas, quand arrive la perspective de la fin de la vie, c’est un appel difficile à qualifier tant les motivations sont diverses, que nous adresse le patient. Ce n’est pas, ainsi le Docteur A. Burnod exprime-t-il sa longue expérience, « je veux mourir » mais « aidez-moi à rester en vie, donnez-moi des raisons et les moyens de traverser une période où il devient insupportable de vivre ».
La médecine n’est pas un no mans land dans lequel le malade perd sa personnalité et n’a plus son mot à dire. Le consentement qui est libre et éclairé est toujours celui du malade. J. Denis fausse le débat en sous-entendant qu’en fait de consentement c’est uniquement le médecin qui le donne par sa propre vision des choses en fin de vie. Nous entendons bien le malade, nous sommes à son écoute car le consentement est bien précisément celui qu’il donne à l’information juste et proportionnée que le professionnel est tenu de lui transmettre et d’expliquer. Mais il va sans dire que les partisans de « l’ultime liberté » semblent ne pas accepter que le médecin, sans paternalisme mais, pour le dire froidement, d’une façon exclusivement professionnelle avec ce qu’elle a de technique, affirme ce qu’il connaît bien même si le malade résiste à l’accepter. Dans toute décision médicale et dans tout acte médical il y a une part prépondérante d’objectivité qui n’enlève rien à la subjectivité du patient mais devant laquelle le médecin ne peut pas abdiquer sans risque de passer à côté de l’essentiel : le diagnostic et le traitement qui sont toujours les deux versants conjoints de l’exercice de la médecine.
Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle le consentement. Il est bien évident que tout consentement établit une relation, un contrat formalisé ou non. Qui dit consentement dit l’établissement d’un dialogue et deux partis en présence. Le consentement n’a pas de sens si seule compte la décision, qui s’exprime par l’accord ou non. Et revendiquer, comme seul consentement possible et valide, celui qu’exprime le malade de vouloir qu’on l’aide activement à mourir est une imposture.
Dans la situation de la relation entre un patient et un malade il ne faut pas inverser les rôles. Le médecin, hors de tout paternalisme, informe la personne et en la matière il faut reconnaître que tous les médecins n’ont pas forcément le charisme de l’information juste, mais là n’est pas la question. Quoi qu’il en soit le médecin est celui qui connaît l’état du malade, le diagnostic, l’évolution et en fin de vie, que celle-ci est arrivée à un point où il n’est plus, si tant est qu’il l’ait jamais été, maître de la situation. En fin de vie, tout médecin n’est pas devant un échec personnel mais devant une évolution que l’on peut appeler naturelle vers la fin de la vie comme terme et pas seulement comme période plus ou moins prolongée. Deux alternatives s’offrent qui sont l’objet de ce débat : accompagner jusqu’à la fin naturelle ou provoquer cette fin par anticipation soit par l’euthanasie soit par le suicide assisté. Il n’y a pas d’inversion du consentement. Le malade reste toujours maître de ses décisions et refuser l’euthanasie ou le suicide assisté n’inverse en aucune manière le consentement. Il faut que les partisans de ces procédures laissent aux médecins la liberté de refuser, sans violer le consentement, de recourir à ces pratiques. Une loi ne changera absolument rien sinon qu’elle introduira une rupture grave du contrat naturel qui lie un médecin au malade en prétendant respecter la liberté du malade et en culpabilisant le médecin.
Les sondages
Peut-on dire que la mort est une question ? Il faut le croire puisqu’il faut attendre le XXI° siècle pour qu’un débat soit ouvert entre la mort naturelle et la mort provoquée. La question de la mort n’est réellement pas nouvelle. L’homme est mortel et, si l’on s’en tient par exemple aux rituels et aux signes qui démontrent que depuis la plus haute antiquité les hommes ont entretenu une relation normale avec la mort, pourquoi aujourd’hui doit-on revoir la question avec la volonté de franchir un pas qui n’a jamais été posé dans aucune société et qui avance pour faire tomber un interdit qui est inscrit dans la nature de l’homme et au-delà de toutes les convictions religieuses, celui de ne pas donner la mort. Et non sans dire que, si les adeptes de l’aide active à mourir refusent l’interdit de donner la mort, ils ne fournissent pas d’autre raison objective que la connotation biblique.
Quant aux sondages sur la fin de vie, leur validité est grevée d’un biais qui les rend peu crédibles. On interroge des personnes qui ne sont pas en fin de vie et qui ne répondent qu’a des questions hors-sol pour eux. Qui répondra qu’il est disposé à mourir dans d’atroces souffrances ?
L’aide active à mourir dans le monde
Et on avance les législations adoptées par nos voisins en Suisse et en Belgique … mais aussi en Espagne et au Portugal, en soulignant que ce sont des pays catholiques.
Des réalités en chiffres
En Oregon (États-Unis) le suicide assisté est « légalisé ». Les statistiques parlent d’elles-mêmes. Les raisons pour lesquelles le suicide assisté a été appliqué, souligne le Docteur A. Burnod, viennent dans l’ordre : « en première position la solitude, 93%, puis viennent, le sentiment d’être un poids pour la société et les douleurs insuffisamment soulagées en 3° position ».
En Belgique : d’après les procédures requises, en principe 2 médecins doivent être consultés avant de prendre la décision mais 8% seulement des médecins habilités ont des compétences en soins palliatifs.
Une première conclusion évidente : l’immense majorité des patients sont euthanasiés parce que leur prise en charge n’est pas adaptée à leur situation par incompétence.
Aide active à mourir vs soins palliatifs
Avant même de poursuivre, la conclusion est simple : le dialogue est effectivement impossible parce que les partisans de l’aide active à mourir -sans préciser les conditions, euthanasie vs aide au suicide assisté- même s’ils ne récusent pas les soins palliatifs, ne militent que dans un seul but : la dépénalisation de l’aide active à mourir, « l’ultime liberté ». Ils ne nient pas l’intérêt des soins palliatifs mais ils n’acceptent pas qu’ils soient la priorité et ne cesseront jamais de militer pour que le droit de l’aide active à mourir soit inscrit dans la législation.
J. Denis conteste l’intérêt majeur des soins palliatifs au prétexte qu’en Oregon la majorité des personnes qui bénéficient de l’aide active à mourir sont en soins palliatifs.
Mais est-ce étonnant ? Il est évident que nous sommes toujours dans le contexte d’une situation de fin de vie. La question reste évidemment posée mais ne la détournons pas de façon insidieuse. Promouvoir la voie des soins palliatifs n’implique pas de nier qu’ils ne résolvent pas toutes les situations difficiles de la fin de vie.
Avec honnêteté, posons la vraie et la seule question : qu’est-ce-que la fin de vie ? Qu’est-ce-que la fin de la vie ?
Pour les partisans de l’aide active à mourir la seule solution est … l’aide active à mourir. Leurs seuls arguments sont des chiffres qui, tout bien considéré, ne concernent que des situations exceptionnelles. Doit-on faire une loi avec tout ce que cela suppose en aval, pour des situations exceptionnelles ? L’état d’esprit avec lequel ils raisonnent est : la liberté … l’ultime liberté, sans autre considération.
Pour tous ceux qui travaillent dans les unités de soins palliatifs, l’évidence, sans même se polariser sur les chiffres, c’est l’expérience de la validité et de la pertinence non seulement des soins palliatifs, car on ne peut les réduire à des pratiques, mais parce que c’est un état d’esprit qui anime des milliers de personnes compétentes qui ne sont pas seulement au service de cas exceptionnels, toutes situations confondues. Et on voit bien que là où, comme en Belgique, on a légalisé l’aide active à mourir et l’euthanasie la compétence n’est pas au rendez-vous.
Où en est-on aujourd’hui ?
L’argument spécieux selon lequel on en est encore en France à être bloqué par un dialogue de sourds entre les partisans de l’aide active à mourir et les professionnels engagés dans la pratique encadrée et compétente des soins palliatifs, dresse un mur d’incompréhension qui interdit toute possibilité d’avancer dans le dialogue.
« On en est toujours, maintient J. Denis, à imposer aux patients d’aller voir ailleurs, en Belgique ou en Suisse… dans une république laïque ».
Mais nous avons justement autre chose à proposer que d’aller en Belgique ou en Suisse. Au risque de la redite, il faut se convaincre et convaincre que les personnes justifiant une prise en charge de fin de vie peuvent bénéficier des soins palliatifs. Et j’irais même plus loin en affirmant qu’il s’agit de soins au sens le plus large qui ne se limitent pas à attendre passivement que le temps passe sans rien faire. Il n’existe aucune alternative aux partisans de l’aide active à mourir qu’une seringue et ce n’est pas ce que l’on peut appeler un accompagnement dans la sérénité. Comme la citoyenneté invoquée plus haut par J. Denis, si la république laïque est appelée à la rescousse, avec tous les sous-entendus que l’on sait, c’est la preuve que la solution tant attendue n’est pas l’accompagnement mais l’exigence d’une loi qui dépénalise l’aide active à mourir par l’euthanasie ou le suicide assisté.
L’aide active à mourir pour tous ?
L’ouverture à l’aide à mourir a été proposée dans des conditions très strictes par les membres du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) pour les maladies neurodégénératives qui n’entrent pas stricto sensu dans le cadre de la fin de vie à court terme.
Quelles solutions?
Une réflexion autour du sujet « Donner la mort peut-il être considéré comme un soin ? » a donné lieu à un rapport cosigné par de nombreuses organisations associatives et professionnelles œuvrant dans le cadre de la fin de vie en date du 16 février 2023[1]. Il est une réponse à l’avis 139, « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité » du CCNE[2] et voté le 30 juin 2022[3].
Le Docteur Alexis Burnod souligne que si une tribune de médecins a signé un manifeste pour dire : « provoquer la mort n’est pas un soin » ce n‘est pas seulement pour dire que l’euthanasie n’est pas la solution. Il va sans dire que pour ces médecins l’euthanasie n’est réellement ni une ni la solution, mais le propos est d’insister sur l’impératif de l’accès pour tout malade, quelle que soit sa maladie, son évolution à court, moyen et plus long terme, à des soins proportionnés et adaptés à son état. En la matière est-il utile de rappeler que, aussi compétents que nous soyons, nous n’avons pas la réponse à toutes les questions ni à toutes les situations, pas davantage en fin de vie que dans n’importe quelle contexte au cours de la maladie. La médecine n’est pas une science exacte.
Il faut se souvenir à ce propos d’un événement qui a beaucoup marqué les esprits. Le 2 octobre 2017, Anne Bert, atteinte de la maladie de Charcot, a choisi volontairement de mettre fin à ses jours en Belgique. Sa mort a fait l’objet d’une médiatisation insistante par l’ADMD[4]. A cette occasion la SFAP[5] s’est jointe à l’association pour la recherche sur la SLA[6] dans un communiqué de presse où on peut lire : « Les 7 à 8 000 personnes atteintes de cette maladie (la SLA) espèrent vivre au mieux jusqu’au bout, accompagnées et veulent être reconnues dans leur dignité propre. La SFAP s’associe aux déclarations de l’Association pour la recherche sur la SLA et regrette une médiatisation qui tend à faire un raccourci entre la maladie de Charcot et l’euthanasie. Non, l’euthanasie n’est pas LA solution à la maladie de Charcot pas plus qu’à d’autres maladies très invalidantes ».
Dans les débats sur la fin de vie il est souvent fait référence à certaines pathologies, notamment les maladies neuro-dégénératives alors qu’il s’agit d’une problématique distincte de la fin de vie à court terme. Ainsi les patients et les associations de malades demandent que dans le débat on ne les instrumentalise pas. Ils sont conscients de la gravité de leur maladie, qu’elle pose des problèmes particuliers qui demandent une réponse spécifique, mais ils récusent qu’on leur applique le positionnement sur la fin de vie tel qu’il est présenté par les militants en faveur de l’aide active à mourir.
Une guerre de mots
J. Denis en promoteur de l’aide active à mourir s’insurge contre la SFAP qui est par principe opposée à toute légalisation.
L’argument qui tue et interdit tout dialogue ! Comment imaginer qu’elle réagisse autrement ? L’aide active à mourir est présentée par ses partisans comme ce qu’elle est et uniquement comme telle : une avancée sociétale. Mais est-ce-qu’une société normale avance, progresse, par des sauts qui la réduisent à une société d’individus juxtaposés mus par l’individualisme jaloux de « ma » liberté, indépendamment du fait que nous avons tous une responsabilité dans la société qui interdit de penser, de vouloir, de décider pour moi seul avec le désir que ma volonté s’impose à tout le monde.
Sédation profonde et continue – Retour sur la loi Claeys-Leonetti(C-L)
En 2015, affirme J. Denis, le président de la SFAP a dit que la loi C-L était une mauvaise loi quand elle avait introduit la « sédation continue » parce qu’elle équivalait à une euthanasie, une forme masquée d’euthanasie.
Pour ne pas tomber dans le contresens il est indispensable de procéder à une analyse sérieuse et documentée sur des faits, de la « sédation profonde et continue jusqu’au décès » (SPCJD) puisque telle est la formulation retenue comme un nouveau droit des patients en fin de vie introduit dans la Loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016.
C’est une disposition qui doit être revisitée aujourd’hui pour que soit bien comprise la « sédation continue » et dans quelles conditions très réglementées elle est mise en place.
Le texte officiel de la loi du 2 février 2016 dit : « Toute personne a le droit à une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance. Cet accompagnement peut nécessiter une sédation profonde et continue jusqu’au décès (SPCJD), associée à une analgésie, pour soulager une personne malade qui présente une situation de souffrance vécue comme insupportable, alors que le décès est imminent et inévitable. » Et la loi de préciser les conditions d’instauration de la SPCJD : « La décision de mise en œuvre d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès revient au médecin référent à l’issue d’une procédure collégiale réunissant le médecin référent, un médecin tiers sans lien hiérarchique et l’équipe soignante. Pour un patient dans l’incapacité de s’exprimer, les motifs de recours à cette sédation doivent être communiqués à la personne de confiance, ou à défaut la famille ou les proches. »
Nous n’en sommes plus à l’époque des cocktails lytiques (DLP associant un analgésique majeur, un neuroleptique et un tranquillisant…).
Le site « Fin de vie – Soins palliatifs – Centre national »[7], plateforme d’information, a réalisé une enquête sur les trois années qui couvrent l’ouverture de la SPCJD en 2016 jusqu’en 2019.
Un remarquable article est paru signé par le Professeur René Shaerer, Oncologue au CHU de Grenoble[8]. Le Professeur R. Schaerer est l’un des fondateurs de JALMALV[9]. Cet article détaille tout l’historique de la prise en charge des malades atteints de maladies graves ou dans des situations chirurgicales qui mettent en jeu le pronostic vital à court terme. La conclusion prend toute son importance en 2016 dans le contexte de la réévaluation de la loi Claeys-Leonetti afin qu’on ne fasse pas dire tout et le contraire de tout au sujet des soins apportés aux patients en fin de vie. « La sédation, écrit le Professeur R. Schaerer, apparaît donc aujourd’hui comme un acte de spécialiste, nécessitant une formation et une expérience clinique éprouvées. La brièveté du texte de loi ne doit pas donner l’illusion qu’il s’agit d’un acte médical à la portée de n’importe quel médecin ou de n’importe quel soignant. Prétendre le contraire serait laisser entendre que le but de la sédation est de provoquer la mort du patient ; ou, pire encore, que son confort pendant la sédation n’a pas d’importance puisqu’il est rendu incapable de se plaindre. »
Dans cette même revue intitulée « La sédation en questions », on lira avec intérêt l’article « La sédation en fin de vie. Quel objectif pour quelle intentionnalité ? » qui analyse l’intentionnalité de l’acte de la part du médecin et du malade. Il se conclut par un beau témoignage de Jorge Semprun au chevet de Maurice Halbwachs mort au camp de Buchenwald le 16 mars 1945. Il est repris par Paul Ricoeur en 2007[10] : « Épuisé à l’extrême : “il souriait mourant, son regard sur moi, fraternel…”. Affleurement de l’essentiel. Dans les yeux une flamme de dignité, d’humanité vaincue, mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement, souverainement. Maurice Halbwachs est en cet instant seul à mourir mais il ne meurt pas seul. »
Le Docteur A. Burnod ne dit pas autre chose en insistant sur une optique qui est celle de tous les professionnels impliqués dans les soins palliatifs : « Nous ne militons pas « contre », nous sommes engagés pour un mieux vivre, un mieux-être ».
Et peut-on mieux conclure ce chapitre qu’en citant la référence que fait l’auteur de l’article à l’Aria de la cantate BWV 82 de J.S. Bach « Ich habe genug »
J. Denis entre sur le terrain de la philosophie en reprenant la thématique de « la rupture anthropologique » qu’il dénonce comme « l’argument qui a été avancé à chaque fois qu’on a voulu changer : l’IVG, le PACS, le mariage pour tous, … Toujours la même réponse : « la rupture anthropologique ». un modèle français … ça me choque ! »
Invoquer le « rupture anthropologique » n’est pas recourir à une formule magique. Ce n’est pas un « gros mot ». C’est une réalité incontournable et J. Denis lui-même le reconnaît : il s’agit de « valeurs ».
Pour bien comprendre la signification de l’expression « rupture anthropologique » et ne pas l’instrumentaliser, il convient de la définir.
Anthropos(Άνθρωπος) : ce n’est pas seulement être un homme, un humain, un parmi des milliards qui ont vécu et qui sont morts, un parmi ceux qui vivent aujourd’hui confrontés aux mêmes questions, sans oublier ceux qui nous survivront.
Le mot clef « anthropologie » ouvre sur des définitions multiples et des conceptions très diverses. Il existe cependant un fil conducteur. « Par anthropologie, on entend un savoir cohérent sur l’homme. Dans toutes les cultures, on trouve une conception de l’être humain, une anthropologie commune. Celle-ci joue un rôle important, car elle fonde l’identité collective et elle est généralement défendue avec âpreté. Spontanément reprise par chacun, elle est à la fois explicite et implicite. À côté d’elle, il existe une anthropologie savante qui prend deux formes, philosophique et scientifique. »[11]
Nous ne pouvons raisonner avec le regard égoïstement porté sur des désirs étriqués, limités à des obsessions momentanées et passagères.
Limitons-nous au contexte des « avancées dites sociétales » acquises par la force de la loi depuis les années 1960 qui sont présentées comme des progrès de l’humanité. Elles trouvent un seul et même dénominateur commun : la mort. A cet égard il est difficile de les considérer comme des progrès vers plus d’humanité.
De la contraception à l’euthanasie
La contraception artificielle chimique : la mort programmée de l’amour humain remplacé par l’artifice du calendrier du cycle féminin
L’avortement : mort de l’enfant in utero
FIV → PMA : mort des embryons surnuméraires sans compter un pourcentage majeur d’échecs
Recherche sur les embryons : massacre d’embryons après abandon de projet parental
GPA : mort programmée d’embryons voire d’enfants ne répondant pas au désir de l’enfant parfait
Le mariage pour tous : mort de la famille
L’euthanasie et l’aide active à mourir : la mort à la seringue programmée
Et la boucle est bouclée non sans ajouter que toutes ces situations sont comme la forêt cachée derrière l’arbre du serial-killer qu’on a baptisé « avancées sociétales ».
Une seule question se pose : comment peut-on vivre dans un monde dont tous les objectifs à court, moyen et long terme suivent un parcours balisé par des actes de mort ?
La seule vraie question ne se pose-t’elle pas tout simplement : « La vie a-t-elle un sens ? »
Olivier Rey dénonce « l’impuissance à résoudre les crises du progressisme qui se réfugie dans les lois sociétales »[12]. Et de rappeler qu’Emmanuel Macron candidat à l’élection présidentielle a publié, fin 2016, « Révolution » son livre programme, où l’on peut lire : « Affronter la réalité du monde nous fera retrouver l’espérance. À l’origine de cette aventure se trouvent des femmes et des hommes qui veulent avant tout faire avancer le progrès. ». Et je cite Olivier Rey qui résume bien la situation : « Comment concilier une crise devenue chronique avec le maintien de l’idéologie progressiste ? Réponse : par de la créativité législative. Plus la crise s’aggrave, plus de droits inédits doivent être inventés, afin de donner l’impression que l’on continue envers et contre tout d’avancer, d’« aller dans le bon sens ». Récemment le mariage pour tous, la PMA pour toutes, le libre choix de son genre. Prochainement, le « droit à mourir dans la dignité ».
Rupture anthropologique, lois sociétales ? On ne peut mieux résumer les dégâts du progressisme. Et Olivier Rey de conclure : « Je pense au maquillage de cocotte qui dissimule, tant bien que mal, le teint cadavérique d’Aschenbach, et à la teinture qui se met à couler sur son visage, à la fin de Mort à Venise[13]. »
La souffrance
J. Denis a accompagné son père et il a pu dans les derniers moment de sa vie échanger avec lui, il a été présent à ses côtés. Tous les professionnels engagés dans les soins palliatifs n’ont pas la prétention de détenir le monopole de l’accompagnement… « Ils n’ont pas le monopole du coeur ! » Ils veulent tout simplement aller jusqu’au bout de l’accompagnement sans franchir le Rubicon de l’aide active à mourir.
Le vrai point de rupture anthropologique est justement là, le fait que nous ne partageons pas les mêmes valeurs quant au sens de la vie et quant à l’inéluctabilité de la mort. Au dernier moment, les valeurs que les militants de l’aide active à mourir semblent défendre, coulent à pic par le fait même de donner volontairement la mort. Il n’y a pas d’autre explication. Oui, J. Denis se dit choqué par le fait que la résistance à l’aide active à mourir lui apparaisse comme un « mal français ». Je lui demande aussi d’accepter que nous-aussi nous soyons choqués, mais pas pour les mêmes raisons. Non, il n’est pas acceptable de prétendre tracer une ligne sur laquelle nous marcherions ensemble dans la préparation de la mort par l’accompagnement du malade. D’un côté on parvient à en parler plus ou moins sereinement car qui n’a pas, sinon peur, du moins une appréhension devant l’inconnue, mais au dernier moment on lâche seul le malade par le recours à la seringue. De l’autre on en parle dans les mêmes conditions mais en accompagnant celui qui va partir jusqu’au terme naturel. Oui, nous assumons la « rupture anthropologique ». Mais, qu’est-ce-que cela veut dire ? Il n’est plus le temps de philosopher à cette heure ultime et il faut dire les mots vrais même s’ils sont durs à entendre : d’un côté on tue, de l’autre on est là jusqu’au bout. D’un côté on précipite vers la sortie, même avec des sentiments d’humanité, de l’autre on aide à ouvrir la porte sans précipiter dans cet inconnu que personne ne connaît.
Il faut quand même dire quelle est la réalité en 2023 : on discute de façon très théorique soins palliatifs vs aide active à mourir mais dans la réalité les soins palliatifs sont le parent pauvre de la médecine en France.
La rupture anthropologique est un grand mot voire un « gros mot » et peut-être d’ailleurs devrait-on éviter une terminologie qui est hors-sol quand on parle d’une réalité incontournable pour tout le monde sans que celui qui est concerné sache comment elle viendra : la mort.
La réalité de la « rupture anthropologique » comme le dit très bien le Docteur A. Burnod sera demain celle-ci : dans un hôpital le malade de la chambre 101 verra venir vers lui un médecin, l’infirmière, parfois un bénévole… une personne qui l’accompagnera et lui dira au revoir ou peut-être lui fermera les paupières et fermera la porte et dans la chambre voisine, le patient saura qu’à 15 heures quelqu’un entrera avec un plateau contenant deux seringues, l’une avec un anesthésique et l’autre du curare. Puis il reprendra son plateau et fermera aussi la porte…
Au-delà des mots elle est là, la rupture anthropologique.
Même si aujourd’hui ces mots ne veulent plus dire la même chose, nous avons une éthique, des valeurs et nous ne pouvons pas admettre qu’elles soient balayées pour accepter que l’on donne comme réponse à la question de la mort, l’unique réponse : « je veux être libre de choisir quand je veux mourir sans autre considération et personne d’autre que moi ne décidera de l’heure, de la minute, de la seconde ».
La vie avant tout
Dans l’ADN des soignants est inscrite sans solution de continuité la volonté de tout faire pour préserver la vie non pas dans n’importe quelles conditions et tout particulièrement en fin de vie. Les soignants qui accompagnent les patients en fin de vie ne sont pas des acharnés de la vie à n’importe quel prix et surtout pas à celui exorbitant de souffrances qu’ils seraient incapables de soulager. Ils savent par leur présence attentive auprès de ces personnes ce que veut dire vivre et aussi mourir et il est indécent de leur renvoyer en boomerang ce que certains revendiquent comme un droit, « le droit de mourir dans la dignité ».
L’évolution de la médecine pourrait laisser à penser que les pratiques sont devenues « dépersonnalisantes » en raison de l’introduction des technologies et notamment de l’informatisation qui seraient la cause de l’abandon des patients sous contrôle de « machines ».
Il faut remettre les pendules à l’heure et ne pas tromper les gens : les soins et notamment les soins palliatifs ne sont pas des soins dont la seule issue est la mort du patient. Même si l’on trouvera toujours des exemples, des situations qui relèvent de l’exception pour affirmer, contre la vérité, que les patients sont abandonnés à leur souffrance, il est insoutenable aujourd’hui, sauf aveu d’incompétence, d’affirmer que les soins palliatifs ne permettent pas d’accompagner les personnes y compris en fin de vie dans la sérénité.
Tout doit commencer non pas quand on se trouve in extremis, quand il est devenu évident que tous les moyens mis en œuvre sont inefficaces mais dès le moment du diagnostic et qu’il faut aussi aborder la question du pronostic d’une maladie grave dont la probabilité est qu’elle peut conduire au décès dans un délai qu’il n’est pas possible de fixer. Il est non seulement raisonnable mais, il faut l’affirmer haut et fort, éthique, de prononcer les mots que personne ne peut entendre sans frémir : « Vous pouvez mourir sans que je puisse vous dire le jour ni l’heure ».
Ce débat qui aura jeté dans l’arène, bien que tout le monde s’en défende, des adversaires, aura été, il faut plus que l’espérer, l’exiger, l’occasion d’une mise à niveau non négociable, non opposable, de tous les professionnels de santé aux soins palliatifs.
Cette formation devra impérativement comporter dans la formation des futurs médecins, des futures infirmières, de tous les acteurs professionnels de santé, un savoir-faire de l’accompagnement du patient en fin de vie et aussi de tout son parcours à partir du diagnostic. Cela impose évidemment d’exiger un requis essentiel : ce savoir-faire n’est pas inné, voire il s’apprend et tous n’ont pas la capacité de bien savoir-faire. Quel médecin ne s’est pas entendu dire un jour « vous avez une vocation ». Oui, c’est vrai, encore qu’il faille bien comprendre ce qu’est une vocation. Ce n’est pas un don qui relèverait presque du miracle. Si l’on peut admettre que c’est une vocation ce n’est que si l’on considère que c’est avant tout un service et que servir s’apprend tous les jours, au jour le jour, sans que jamais l’on puisse affirmer que l’on est arrivé à la perfection. Tous les médecins ont une histoire personnelle qui est faite de combats avec des victoires et des défaites… mais qui ne sont pas des échecs.
Un point qui n’est presque jamais mis au premier plan et qui est pourtant une des causes majeures du refus des conditions de la fin de vie qui opposent radicalement ceux qui exigent le droit de l’aide active à mourir et ceux qui ne l’acceptent pas : la déchéance.
Que signifie la déchéance ? A-t-on même le droit de qualifier une personne de « déchet », si l’on veut bien, honnêtement, aller au bout de la terminologie.
Revendiquer le droit de mourir et d’aider activement à mourir pour la simple raison que la liberté autorise à déclarer être entré dans la déchéance et d’en tirer la conséquence, est-ce vraiment une décision juste et raisonnable ? Est-il légitime d’accepter qu’un personne soit considérée comme un « déchet » ? Et justement, et à condition qu’elle ne soit pas abandonnée à elle-même, n’est-ce pas la société elle-même qui est en train de démissionner de ses responsabilités. Une civilisation qui a admis que certaines conditions de vie sont une déchéance avec les conséquences qu’elle est sur le point de tirer, l’élimination des « déchets » : l’enfant mal formé … voire « mal programmé », la personne handicapée physiquement ou psychologiquement, le malade incurable, la personne âgée atteinte d’une maladie neurodégénérative … cette civilisation a quitté le camp de la civilisation.
Les exemples de la Belgique, de la Suisse et de l’Oregon, en dépit de ce que mettent en avant les partisans de l’aide active à mourir, apportent la démonstration de l’échec de la formation non seulement aux soins palliatifs mais aussi de l’accompagnement de la fin de vie.
Il faut en finir avec les terminologies péjoratives. On a définitivement abandonné et le terme et les pratiques de « l’acharnement thérapeutique » mais il faut aussi en terminer avec les qualificatifs attribués à une personne qui, quoi qu’il en soit, reste une personne humaine jusqu’à la dernière seconde : « un légume ». Qualifier une personne de « légume » est le summum de l’indignité. Quel est, alors, le vrai marqueur de la dignité que certains revendiquent ?
Il faut, pour ne pas sortir d’un débat qui reste honnête, se poser et poser une question qui reste, in fine, la question fondamentale à laquelle on n’a pas encore répondu et à laquelle une loi qui introduirait l’aide active à mourir ne donnera pas de réponse : quel cas fait-on de « la personne » et du fait qu’elle est et restera jusqu’au bout une personne humaine. C’est la clef du débat et pour l’instant, même si les soins palliatifs sont une orientation décisive dans ce sens, la porte reste fermée en tout cas du côté de ceux qui militent en faveur de l’aide active à mourir.
La plupart des livres et des témoignages, qui ont défiguré la fin de vie par des caricatures insupportables – et je pense au premier d’entre eux le livre « Changer la mort » paru en 1977[14] – sont tous très orientés vers la promotion de l’aide active à mourir sans tenir compte des immenses progrès qui ont été faits dans la prise en charge, et à un moindre degré par le soutien financier pour ouvrir des structures appropriées pour accompagner la fin de vie et reconsidérer les inégalités territoriales de l’offre des soins palliatifs en France.
Et pour conclure
J. Denis et l’ADMD ne répondent toujours en boucle que par un leitmotiv : personne ne remet en cause les soins palliatifs mais il faut laisser le citoyen décider du choix de sa mort. Mais, quand on exige le droit à l’aide active à mourir, le citoyen n’est plus considéré comme une personne. Et J. Denis d’ajouter qu’on ne peut pas forcer les personnes à entrer en soins palliatifs. Il est juste de lui répondre qu’une chose est ne pas vouloir recourir aux soins palliatifs, autre chose vouloir mourir et faire mourir par l’aide active à mourir. Si tout le débat porte sur cette opposition qui n’a pas grand sens aujourd’hui, il est impossible de parler de débat. Pour qu’il y ait un vrai débat positif il faudrait que les objectifs soient au moins convergents, par exemple soulager la souffrance, accompagner par une présence[15], psychologiquement et le cas échéant par des moyens appropriés sans imposer la mort par l’aide active. Sous cet angle il apparaît à l’évidence que le débat est un faux-débat… et dès lors il est impossible, voué à l’échec.
Le « modèle belge » ? … Parlons-en ! De plus en plus de situations démontrent que la voie ouverte par l’aide active à mourir et l’euthanasie est tout sauf un long chemin tranquille !
Et, comme conclusion Nicolas Demorand, le journaliste qui a dirigé cet échange, transmet, non sans émotion, un témoignage reçu à l’antenne. C’est le témoignage de reconnaissance rendu par un homme à propos de son épouse, décédée dans la sérénité la veille, accompagnée par ses enfants et toute l’équipe des soins palliatifs.
[4] « Madame Bert était atteinte de la maladie de Charcot ou Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA) et avait choisi de refuser tout accompagnement palliatif, pour préférer une « mort rapide » en allant mourir en Belgique et ce conformément à ses engagements auprès de l’ADMD. Elle avait fait le choix individuel d’une mort programmée. » cf. communiqué de presse de la SFAP du 11 octobre 2017.
[5] Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs
[6] Sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Charcot
[13] A propos du livre de Thomas Mann « La mort à Venise » et du film Mort à Venise, film franco-italien co-écrit et réalisé par Luchino Visconti et sorti en 1971
[14] Changer la mort par Léon Schwartzenberg et Pierre Viansson-Ponté, Albin Michel, 1977
[15] « Être-là » est le mouvement des bénévoles de l’ASP (Accompagnement en Soins Palliatifs). Accompagner avec Être-là, c’est apporter présence, écoute et réconfort aux personnes malades et en fin de vie et à leurs proches. C’est aussi vivre des moments de partage et faire de tous les lieux de soins des lieux de vie.
Commentaire de la photographie
Le 21 février 1975, Ivan Ghirardini, entreprend la descente de la Vallée Blanche…
Il a écrit le récit de son aventure, l’ascension du Linceul, en hivernale et en solitaire, dans la face nord des Grandes Jorasses in La Montagne et Alpinisme, janvier 1976 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9765588s/f8.item.
On lira l’article dont je donne la référence dans le lien ci-dessus.
Le Linceul comme titre et une épigraphe : « Et il s’en alla dans la Montagne pour prier » (Ev. Selon saint Marc)
« Mon projet était bien au-dessus de mes forces. Je voulais gravir le premier tiers de la voie directe Desmaison à l’éperon Walker, rejoindre le Linceul au-dessus des goulottes et sortir directement au sommet par la grande muraille où Serge Goussault a trouvé la mort. »
Et la conclusion : « Qu’importe de gravir une paroi extrême ? Il existe en nous des barrières plus infranchissables encore. Le VIIe degré n’est pas après le VIe, il est en nous. »
Dans le cours du récit de cette aventure où Ivan Ghirardini est passé à deux doigts de la mort il avoue : « Nous avons oublié que nous pouvons tous être des fils de Dieu, des maîtres à l’image de Jésus. Si j’ai voulu gravir le Linceul, c’était précisément pour remettre en question ma vie même devant Dieu. … »
Je ne retiens de cette confession que la signification qu’elle prend dans le contexte d’une aventure humaine où l’homme est confronté à ses propres limites.
Pourquoi me dira-t-on à la fin d’un article sur la fin de vie aujourd’hui ?
Toute vie est une aventure où l’on avance seul du début à la fin. Mais cette solitude n’est peut-être pas ce que Ivan Ghirardini qualifie juste après la dernière citation : « … Je ne pouvais plus supporter ma médiocrité, mes signes incontestables de dégénérescence physique et morale. C’était la preuve d’un profond égoïsme. »
A la fin de la vie, quand arrive le moment de la fin de vie, l’accompagnement sera toujours le seul recours capable de nous retenir pour ne pas glisser dans le désespoir face au constat de notre médiocrité et de nos limites. Il aura fallu ce contact brutal avec la réalité, qui symboliquement a pris le nom du Linceul, pour qu’une aventure se transforme en un ultime sursaut de vie : oui, pour changer la mort il est urgent que nous changions les conditions de la fin de vie.
Il fait froid dans la ville qui se recroqueville sur les rives du
Gave de Pau.
Il y a quelque temps je suis entré dans un blog, j’ai poussé la
porte et peu à peu j’ai été pris par le témoignage. L’auteur se confiait sur ce
qu’il avait vécu en accompagnant des malades en pèlerinage à Lourdes.
Je poursuis en passant à la première personne car mon histoire, qui
ne présente pas d’intérêt particulier, ne s’est pas arrêtée en éprouvant les
mêmes réticences initiales sur Lourdes et son histoire que l’auteur de l’article
du Blog. Elle n’est pas non plus marquée par l’expérience de l’accompagnement
des malades. Lourdes a été pour moi un rendez-vous tardif, dans le parcours
(presque) naturel d’une vie de pratique religieuse (catholique) sans vagues
d’hésitations ni de doutes insurmontables. Ma première visite à Lourdes fut un
premier rendez-vous avec la ville sanctuaire pour célébrer un anniversaire,
celui du passage d’une personne pour qui Lourdes a représenté une étape vitale vers
la liberté au cours de la guerre civile qui a ensanglanté l’Espagne entre 1936
et 1939.
En remontant dans le temps, mon premier souvenir de Lourdes et de
son contexte remonte à mon enfance : j’avais reçu un jour, cadeau de ma
grand-mère maternelle, un petit livre, à la couverture bleu ciel, dont le titre
était « La Dame de Massabielle ». Ma grand-mère, très pieuse, mère de
la première de ses enfants qui furent au nombre de quinze et dont je suis
respectivement le troisième petits-fils et fils, avait fait un pèlerinage à
Lourdes. Je découvrais un « univers » dont personne ne m’avait parlé
jusqu’alors et qui est resté encore dans l’ombre pendant de longues années. Une
dévotion mariale vraie n’est venue que plus tard avec la maturation de la vie
intérieure et qui fut vraiment une découverte de mes premières années
d’étudiant. Pendant longtemps, et je ne pense pas être une exception, la
pratique religieuse, sincère et sans césure pourtant, fut seulement une
habitude de tradition héritée d’une famille aux racines religieuses
authentiques mais justement peut-être trop habituelles et pas assez enracinées
dans la vraie vie. D’ailleurs le temps passant, je suis devenu, dans ma
famille, une pièce unique, presque un extra-terrestre, au terme de 5
générations dont la première que j’ai connue est celle de mes grands-parents.
Une époque révolue, quand les familles nombreuses n’étaient pas une
exception : ma mère était ainsi la première sur les 15 qui sont arrivés
ensuite entre 1915 et 1937… Aujourd’hui, à la cinquième génération presque tous
ont abandonné toute pratique ou pour certains n’ont même pas commencé … ils ne
sont pas baptisés. Et pourtant, en tout cas pour les premières générations,
nous avons reçu les mêmes fondamentaux de la foi. Mystère de la liberté et
de la Grâce !
Mon contact avec la maladie est quant à lui professionnel : je
suis médecin. Il va sans dire, en référence à Lourdes, que je n’aborde pas la
maladie de la même façon que la plupart, c’est-à-dire toute personne pour qui
elle est la rencontre éprouvante et difficile du malade ni comme la rencontre
que je qualifierais, sans être péjoratif, comme « sentimentale » ou
« caritative » de celui l’accompagne.
Je n’ai jamais eu l’occasion d’accompagner des malades à Lourdes,
ni dans aucun contexte spirituel de ce type. En revanche dans ma pratique, je
n’ai jamais perdu de vue que le malade n’est pas seulement « un cas »
mais une personne dont je connais seulement la partie visible et lisible au
regard du médecin. C’est sans doute ce qui m’a sauvé dans un univers technique
et technologique de plus en plus accentué au point qu’aujourd’hui il devient
vraiment difficile de voir une âme dans un corps malade. Je le dis avec
beaucoup de tristesse car si l’on « soigne » aujourd’hui bien mieux
qu’on ne le faisait quand j’ai commencé la pratique médicale, combien de
malades sont dramatiquement, … tragiquement, abandonnés entre les mains hautement
compétentes de super-techniciens, trop souvent sourds et aveugles aux vraies
interrogations existentielles de ceux qui se confient à eux, interrogations
qu’eux-mêmes ne se formulent, peut-être, même pas.
Lourdes… Que de fois ai-je lu chez mes collègues un sourire moqueur à l’évocation d’un pèlerinage, de l’eau que les malades ou leur famille ont ramenée de la cité au bord du Gave. Ils sont bien trop sûrs de leurs méthodes même quand ils doivent en arriver à la conclusion que l’on ne peut plus rien[1]. Quand ils ne peuvent plus rien, la plupart passent à autre chose … et les malades succèdent aux malades comme l’eau qui roule sur les galets du Gave, là-bas, à Lourdes ….
Lourdes… J’ai fait ce constat que Notre Dame n’est jamais apparue
aux grands de ce monde : à Lourdes, à Fatima, à Guadalupe, à La Salette, à
Pontmain, à La Vang … Marie s’est adressée à des enfants ou à des adultes qui
ont gardé un cœur d’enfant.
Dans notre monde trop rationnel, qui a encore assez d’ouverture du
cœur et par cette voie-là de l’esprit, pour croire « au ciel[2] »,
autrement qu’avec les mots qu’il veut bien accepter de prononcer à condition
qu’il ne lui soit pas demandé de renoncer à ce qu’il croit être ?
J’ai découvert un livre, sans doute pas assez connu, en tout cas en
France alors qu’il a été un best-seller lors de sa première publication en
1942 : « Le chant de
Bernadette[3] »
par Franz Werfel. Fuyant l’Europe et surtout l’Europe centrale plongée dans
l’horreur du nazisme avec son épouse Alma Mahler, veuve du compositeur Gustav
Mahler, Il doit passer quelques semaines dans les Pyrénées avant de passer en
Espagne et de là gagner les États-Unis, vers la liberté. Décidément Lourdes est
d’une façon ou d’une autre le « passage obligé » vers la liberté. Et
il est vrai que spirituellement c’est à Lourdes que beaucoup retrouvent la
liberté de l’esprit et du cœur. Sans donner à ce mot une signification qu’il
n’a pas toujours dans l’esprit de la personne qui est touché, il faut accepter
d’entrer dans la « conversion » qui n’est pas autre chose qu’un autre
regard sur soi auquel conduit le regard que l’on veut bien accepter de porter
sur ce qui nous dépasse : le surnaturel.
Franz Werfel est autrichien et juif. Il a entendu dire qu’à Lourdes,
non loin de l’endroit où il est momentanément reclus, il s’était passé un
phénomène extraordinaire dont il ne sait pas grand-chose et qui lui est plutôt
étranger. Il s’informe et, percevant qu’il y a là un « mystère »
qu’il ne comprend pas mais qui le séduit, il a l’audace de s’engager à écrire
un livre sur les événements qui se sont déroulés là, s’il parvient à quitter
l’Europe pour échapper à un sort auquel nombre de ses coreligionnaires
n’échapperont pas. Il en tira, non pas une biographie au sens propre, mais comme
l’exprime vraiment le titre de son livre, un chant, celui de Bernadette et
aussi le sien, celui d’une âme qui cherche avec sincérité la lumière qu’il a
entrevue.
En 2008 on célébrait le 150° anniversaire des apparitions à Lourdes
dont la première eut lieu le 11 février. C’est à cette occasion que j’ai lu « Le
chant de Bernadette ».
Il
ressort de ce livre une « peinture » transparente, d’une pureté diaphane, de
Bernadette, comme si la vision qui s’est renouvelée 18 fois devant elle l’avait
transfigurée pour toujours.
Sans se
livrer à des interprétations psychologiques hasardeuses, le récit dessine de la
voyante un portrait de la plus transparente simplicité. Il s’en dégage une
image fidèle au portrait que les photographies nous ont gardé. Son regard n’est
pas « ailleurs », il est transporté dans un au-delà qui n’est pas de
l’ordre du mythe imaginé par un esprit impressionnable mais l’image réelle de
la vision qui 18 fois s’est imprimée sur sa rétine.
Au fil des apparitions Bernadette reste toujours
Bernadette, mais la sublime beauté de « La Dame » opère dans son
âme, spirituellement préparée par les épreuves de sa vie d’enfant pauvre, une
transformation qui n’est pas l’une des moindres causes du long parcours dont
l’aboutissement sera la reconnaissance de la réalité des apparitions confirmant
le dogme de l’Immaculée Conception solennellement proclamé 4 ans plus tôt et la
sainteté de Bernadette.
Le soleil reste toujours le soleil et tous les objets
reçoivent la lumière mais ils la réfléchissent diversement selon leur degré
d’absorption. Bernadette a reçu cette lumière et l’a totalement absorbée au
point d’en être transfigurée.
Franz Werfel écrit :
« Lourdes est, sur cette planète, le lieu géométrique où se croisent les
routes qui mènent à l’enfer où au Ciel ».
… Dans la grotte de Massabielle et à partir de ce lieu
originellement sans grâce, la Dame a combattu pour l’enfant pauvre du cachot de
la rue des Petits-Fossés … Dès le premier jour le plus grand et le plus beau
miracle de Lourdes aura toujours été celui de la Grâce qui n’a pas trouvé le
moindre obstacle vers son âme, pour que des milliers d’autres éprouvées par la
vie, laissent cette Grâce transfigurer leur propre âme qui reste souvent
l’ultime force vibrante dans un corps détruit par la maladie et la
souffrance.
L’autre miracle, celui de Bernadette, sera pour toujours
de faire tomber, par sa simplicité, les gigantesques montagnes de l’orgueil
dont est capable l’esprit humain, plongé dans sa pauvreté et sa misère, quand
il refuse d’emprunter le chemin qui conduit vers Dieu. Et ce miracle passe par
le cœur de celle qu’il a choisie, l’« Immaculada Counceptiou [4]»
pour être la Mère de son Fils.
Le plus difficile pour l’homme qui cherche sincèrement la
vérité n’est pas de ployer le genou devant un Dieu tout-puissant mais de le
faire, sans autre prétention que de Lui rendre hommage, devant les petits qu’il
a toujours choisis pour essayer d’entrer dans le cœur de ceux qui n’aiment rien
d’autre qu’eux-mêmes. Une fois vaincu son orgueil, le premier obstacle de
l’homme sur le chemin de la foi, parce qu’il est l’ennemi de Dieu, il reste à emporter
son cœur. Et sur ce chemin un jour ou l’autre il rencontre « La Dame »,
Marie, la Mère de Dieu. Et là il mesure son impuissance et c’est ce qui le
sauve.
Pour ouvrir à Dieu un chemin vers son âme il faut à
chaque personne forcer celui de son cœur.
Bernadette nous donne aussi un exemple très actuel :
celui de la souffrance reçue non pas comme un paquet anonyme de douleurs mais
comme le lien le plus étroit et le plus fort que chaque personne entretient
avec Jésus sur la Croix.
1858-2008
Deux époques que rassemble le même rationalisme sectaire
hermétique à la dimension spirituelle qui se donne bonne conscience sous
l’étiquette très consensuelle de la laïcité… Quand celle-ci n’est rien
d’autre qu’un vieux réflexe d’anticléricalisme primaire.
Pour finir, Franz Werfel, écrit en 1941, au moment d’écrire son
expérience à Lourdes :
« Dans les derniers jours de juin 1940, après la
débâcle de la France, nous fûmes obligés, ma femme et moi, de quitter le Midi
de la France que nous habitions. Nous espérions atteindre la frontière espagnole
pour nous rendre au Portugal, mais tous les consulats refusèrent de nous donner
des visas. C’est ainsi que la Providence nous conduisit à Lourdes, dont je ne
connaissais que très superficiellement l’histoire miraculeuse. J’y ai vécu
quelques semaines d’angoisse. Mais elles furent aussi pour moi d’une grande
importance. J’appris la merveilleuse histoire de Bernadette Soubirous et des
guérisons miraculeuses de Lourdes. Dans ma détresse, je fis un vœu. Si
j’arrivais à m’échapper et à atteindre le rivage d’Amérique, la première chose
que j’écrirais serait Le Chant de Bernadette. Ce livre est l’accomplissement de
mon vœu. Je me suis permis d’écrire Le Chant de Bernadette, quoique je ne sois
pas catholique mais juif. Au fond, c’est un vœu beaucoup plus ancien et plus
inconscient qui m’a conduit vers cette oeuvre. Déjà aux jours où j’écrivais mes
premiers vers, je me suis juré de célébrer toujours et partout, dans mes
écrits, le secret divin et la sainteté humaine, envers et contre mon époque,
qui se détourne avec raillerie et indifférence des valeurs essentielles de la
vie. »
[1] Je précise sans plus, que ma spécialité est
étroitement liée au diagnostic et au traitement du cancer.
[2] cf. « La Rose et le Réséda » Louis Aragon, mars
1943 À Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Môquet et Gilbert Dru
[4] C’est ainsi que Bernadette, le 25 mars entend la
Dame lui révéler son nom, dans son propre langage pour qu’elle retienne bien l’expression
dont le sens lui échappe. Le 25 mars est le jour où l’Église célèbre
liturgiquement l’Annonciation.
« Début janvier, sur le plateau de
France 5, Roselyne Bachelot a évoqué la nécessité de « raser certaines
églises » qui ne présentent selon elle « aucun intérêt notoire »
sur le plan patrimonial. Des propos très durs, qui ont cependant le mérite de
mettre les catholiques – et les non catholiques – face à leurs responsabilités. »[1]
Je lis dans cet article : « Si la « solution » proposée par Roselyne
Bachelot pour la conservation du patrimoine religieux est inadaptée, le
diagnostic duquel elle découle n’en est pas moins réaliste. »
Sans doute la solution est-elle inadaptée et aussi mal proposée dans un
contexte où le dialogue passe mal entre la sphère profane et la sphère
religieuse, mais elle a le mérite d’un réalisme judicieux.
Pour commencer il faudrait dresser un inventaire objectif de ce qui est
patrimonial et avant tout définir de quel patrimoine on parle.
D’ores et déjà se démarquent deux conceptions : l’une de l’ordre d’un
inventaire architectural et artistique pour déterminer ce qui présente vraiment
une valeur patrimoniale et l’autre qui est de l’ordre de la valeur religieuse.
Il sera nécessaire dans ce contexte de mettre les pendules à l’heure et de sortir
d’une laïcité enfermée dans un carcan idéologique, positionnée entre un
laïcisme sectaire et une religiosité qui confine parfois à une « béatitude
sentimentale » qui mériterait d’être revisitée en profondeur.
Il sera évidemment nécessaire de relire les conditions dans lesquelles les
édifices religieux seraient à inscrire au titre de « patrimoine » en
tenant compte de la législation en vigueur à partir de 1905[2].
Il ne s’agit pas de sauvegarder à tout prix sans considérer le coût parfois
exorbitant des travaux qui seraient nécessaires. Entre la destruction sauvage
et sans motif et la conservation au risque d’une dégradation inéluctable, il
devrait être possible de s’accorder sur un consensus autour de critères
clairement définis par des spécialistes compétents et indépendants sans exclure
la consultation des instances concernées de la vie civile et des autorités
compétentes pour l’utilisation des édifices religieux.
Quant à l’usage des églises et des chapelles, Il faudrait aussi respecter,
même s’il ne s’agit pas de monuments de valeur patrimoniale, l’usage de
proximité des fidèles et dans la mesure où l’état des lieux n’indique pas un
manque de sécurité. Il n’est pas justifié de procéder à un rasage indiscriminé
de tous les clochers.
Benoît de Sagazan, directeur de l’Institut Pèlerin du patrimoine[3] souligne avec pertinence
que « les églises doivent s’appuyer sur trois piliers : la transcendance,
le rassemblement, et le service du bien commun. Si elles répondent à ces trois
objectifs, elles vivront, et la question de leur existence ne se posera même
plus. Les églises n’ont pas vocation à demeurer des vestiges du passé. »
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